VIVRE et MOURIR : la même chose ?
Une jeune Coréenne qui vivait en France me dit un jour : "Vous les Occidentaux vous placez la mort au terme de la vie. Nous en Orient nous considérons que la mort accompagne la vie à chaque instant. C'est l'autre face. Nous vivons la vie avec la conscience permanente de la mort". Sur le moment je n'ai pas vraiment compris ce propos, si ce n'est intellectuellement. Mais le sens réel m'était inaccessible.
Je me demande à présent si le mot "mort" recouvre dans les deux cas la même réalité. Pour les uns la mort est le terme, et cette idée est tout à fait exacte : "tant que nous sommes la mort n'est pas et quand la mort est nous ne sommes plus" (Epicure). Pour les autres, les Orientaux, la mort est l'envers de l'existence, la face cachée. Qu'est ce que cela veut dire? La mort serait à la fois au terme et présente à chaque instant. On peut dire par exemple qu'à chaque instant quelque chose se détache de nous qui ne reviendra jamais, et qu'ainsi nous ne cessons de mourir et de renaître : un inspir, un expir ; chaque expir est un laisser-derrière-soi, une déprise nécessaire à la continuation de la vie. Cette "mort" là est de l'ordre de la perte, déperdition compensée par le mouvement en avant. Nous perdons l'enfant que nous étions pour devenir adolescent, et ainsi de suite jusqu'à l'épuisement final. Il est vain de s'accrocher à une période particulière de l'existence, c'est vivre à contretemps, c'est mourir sa vie. La vie est à la fois construction et destruction, on ne peut avoir l'une sans l'autre. Reste que le terme final est définitif, irréversible, sans compensation, sans relance. Quoi qu'on en dise la vraie mort est autre chose que la perte.
On peut gérer les pertes successives, on ne gère pas sa propre mort.
Cela dit, le propos oriental a peut-être un sens plus profond, qui, curieusement, se trouve exprimé à l'origine de la philosophie occidentale, chez Thalès : " la vie et la mort sont la même chose", et que je retrouve chez Shunryu Suzuki (Esprit Zen, esprit neuf, p 120), à croire que nos Antésocratiques sont au plus près d'une intuition tout à fait universelle. Si l'on se place du point de vue du Tout, comme faisaient Thalès, Anaximandre ou Héraclite, on considèrera que l'existence séparée, l'individuation est une sorte de mort, un exil hors de la totalité vivante, si bien qu'on peut la qualifier doublement : c'est une vie en tant qu'existence individuée, séparée et autocentrée, avec ses paisirs et ses douleurs, et c'est en même temps une mort si dans ce procès de séparation l'essentiel est perdu, la participation à la vie du Tout. C'est pourquoi, pour les anciens sages, ce que nous nommons la vie est souffrance, marquée du sceau de la perte et de la nostalgie du retour, comme dans le fameux monologue du Silène : "Le mieux est de n'être pas né, mais si tu l'es retourne aussi vite que possible au lieu d'où tu es venu". Cette exhortation exprime fortement le fond de pessimisme tragique de la sagesse universelle : la vie est une mort en sursis, un exil, au mieux un purgatoire (Empédocle). Vivre et mourir sont une seule et même chose au regard de la Totalité.
Si ce propos a quelque pertinence il nous permet de mieux saisir la nature et la cause de l'éternelle insatisfaction humaine : il manque toujours quelque chose et ce qui manque nous est, structurellement, inconnu, et de toute manière inaccessible. Cette méconnaisssance nous protège. Et puis c'est l'instinct qui vient au secours de la vie, qui nous fait préférer la vie à la mort, et c'est l'illusion du désir, et sa sarabande, plaisir et douleur mêlés. Ainsi va le monde. On peut aussi bien se lasser et considérer que ce jeu est un peu ridicule. Alors on cherche plus profond. On accède à un plan d'universalité où la vie et la mort apparaissent dans leur liaison fondamentale. On continue de vivre, parce qu'on déteste toute forme de meurtre, mais détaché de ce qui fait la passion de la plupart. Alors c'est la contemplation qui apporte la plus grande joie et c'est la sérénité qui devient le plus grand des biens.