HISTOIRE ET STRUCTURE DE LA VERITE
"Il ne s'est agi jusqu'ici dans aucune philosophie de "vérité, mais d'autre chose, disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie..." Nietzsche : Le Gai Savoir, préface, 2. Si nous déplions cet aphorisme nous obtenons les propositions suivantes :
Il n' y a pas de vérité en soi, immuable ou transcendante.
Toute "vérité" est l'expression d'une culture particulière, d'une certaine conception du monde qui se déploie dans une représentation systémique : métaphysique, éthique, éducation, politique, préférences et rejets, valeurs, habitus, normes etc. Toute culture cultive et produit un certain type d'homme dominant dans lequel s'incarne l'idéal collectif, image de l'excellence, comme fut le "kallos k'agathos" des Grecs classiques, le brahmane ou le bikkhu, l'individu souverain de la Renaissance, par exemple. La "vérité" est la pointe fine d'un système de valeurs où s'autoréfléchit la conscience culturelle. Dans certains cas c'est la philosophie qui se charge d'énoncer cette réflexion autocentrée, le plus souvent c'est la religion ou l'idéologie.
Cette "vérité" repose nécessairement sur un impensé structurel, une ignorance de ses propres fondements. De ce point de vue elle comporte une forte dose d'erreur ou d'illusion, lesquelles peuvent être comprises comme une expression à la fois naturelle et culturelle d'une certaine organisation instinctuelle ou pulsionnelle. Toute culture interprète le monde, l'appréhende, le construit, le façonne selon une logique inconsciente, expression d'une forme particulière de la volonté de puissance. Car, fondamentalement, il s'agit de survivre et de vivre dans un environnement hostile. Le "sens" est l'orientation selon laquelle une culture déchiffre et organise son propre monde, incarnant la "vérité" dans une théorie et une pratique valable pour l'ensemble de la collectivité.
Aucune des "vérités" du passé ne saurait convenir pour le présent. Toutes elles se révèlent caduques : la nouveauté radicale de l'époque présente ne peut se penser avec des moyens surranés. Cela ne condamne pas les "vérités" anciennes, cela les relativise. C'est le travail de l'historien-philosophe d'interpréter ces visions, de les mettre en perspective, d'en dégager le sens méconnu, d'en exhiber l'impensé. On obtient de la sorte une typologie générale, qui ne peut valoir pour aujourd'hui, mais qui éclaire les options qui ont valu jadis.
La vraie question des hommes n'est pas celle de la "vérité" mais de la survie, de l'instinct de conservation, plus encore de conquête de l'environnement. Non pas la "vérité", mais la santé, le développement vital, la force, la vie. Dès lors la "vérité" est le masque sous lequel s'exprime la vraie nature de la pensée, au service de la vie. A chaque époque donc sa conception de la santé, ses critères de développement, sa politique, sa morale par lesquelles s'effectue le travail inconscient de maîtrise, de domination, de puissance vitale.
Nietzsche rêve d'un philosophe-médecin, capable de faire de justes diagnostics, d'appliquer le "marteau" du diagnosticien, faisant résonner les idoles creuses des époques anciennes, exhibant les symptômes de puissance ou de faiblesse, les interprétant à la lumière de la volonté de puissance, dégageant des types (actif, réactif, passif, nihiliste, décadent, affirmatif, artiste etc), capable de comprendre ces types selon une hiérarchie de valeurs (du plus bas vers le plus haut, échelle de l'excellence, de la médiocrité et de la bassesse), de proposer une nouvelle table de valeurs, notamment pour combattre l'affaissement nihiliste contemporain.
En clair il faut une nouvelle "vérité". C'est ce que Nietzsche essaya de penser et d'exprimer dans le Zarathoustra.
On peut parfaitement se montrer sceptique face aux propositions nietzschéennes pour le présent et l'avenir (le surhomme, la "grande politique", l'éternel retour) - je le suis moi-même - mais j'estime que l'analyse de l'illusion de "vérité" est imparable, sa critique (j'entends l'analyse rigoureuse des faits de civilisation, d'éducation et de morale) extrêment stimulante et éclairante.
J'oserai simplement présenter une conception un peu différente de la vérité. Si ce qu'il appelle "vérité" (avec les guillemets) est bien une construction symptomatique et typologique ignorante des soubassements instinctuels, une projection idéalisante et autocentrée, on peut penser la vérité (sans guillemets) comme ce mouvement historique et anthropologique par lequel l'humanité, à partir de la modeste clairière défrichée dans la profonde forêt paléolothique, s'est acharnée à élargir, étendre son espace habité et habitable, élaguant à mesure, avec la hache d'abord, et de nouveaux outils ensuite, mais aussi avec les rites, les symboles, le langage, les connaissances technologiques et scientifiques, jusqu'à construire un monde, certes imparfait et toujours menacé, mais exponentiel. La vérité serait dès lors le rapport agonistique entre la clairière et la forêt, l'éclairement graduel, le dévoilement (a-lètheia), la marche de lumière qui repousse les frayeurs de la nuit. En d'autres termes, plus décisivement, le rapport agonistique entre la connaissance et le réel. Si la vérité est bien "historique" en tant que ce processus requiert une longue suite de siècles, avec des avancées et des reculs, elle est, en un autre sens, une référence permanente : quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste ou se révèle, fût-elle de longtemps caduque et dépassée comme dans le fétichisme de l'âge paléolithique, c'est toujours le même mouvement originel qui se déploie à travers les âges. Son contenu change, sa structure est inchangeable.