QUE LA JOIE DEMEURE!
Décidément, la joie est bien autre chose que le plaisir! Si l'on me pressait de m'expliquer je dirais ceci : la joie apparaît, et se renforce et se fortifie dans le sentiment interne, et intense, de sentir, de penser et d'agir en conformité avec sa propre nature, ou, si l'on veut, selon son désir, vécu et affirmé comme loi intime de son être. Ce que j'appelle de longtemps le Daïmon. "Le style, pour l'homme, c'est le daïmon" (Héraclite). Le style : manière d'être, génie personnel, expressivité subjective, vérité concrète et sensible, dans la pensée, dans l'habitus, et dans l'action.
Nous sommes joyeux quand nous agissons selon notre propre nature, exprimant librement les potentialités qui sont en nous, et qui trouvent enfin une modalité idoine, irréductible, personnelle pour se manifester au grand jour.
La joie c'est la disposition active, qui, rejettant dans l'ombre de l'oubli les déterminations anciennes et héritées, se fraie le chemin de sa propre affirmation, se risquant dans l'ouvert d'une ouverture infinie.
Cela est indicible, comme est la Beauté. Aussi la joie est-elle toujours belle, inconnue de la bête de troupeau, et du normopathe. Il n' y a de beau que dans l'aventure et l'ouverture. C'est pourquoi la joie est libre, et se reconnaît dans la démarche libre du créateur.
Que l'on me permette d'entonner, à l'antique, un poème à la joie :
"Dans l'entre-deux de la terre et du ciel, se tient
L'homme, et son daïmon le conduit sûrement, tout au long,
Comme les fleuves il trace son sillon par la plaine
Risqué dans la lumière, et l'ombre des forêts, les orages du ciel.
Il ne sait où il va, mais il va, en poète il agit son chemin
Abandonnant bientôt les huttes de fortune, les chemins apprivoisés
Pour de nouvelles routes de hasard, jusqu'à ce qu'enfin la mer
Accueille le migrant sans reste en son sein immortel".
Si le plaisir est souvent de circonstance, en ce qu'il suppose un rapport de congruence entre l'organisme et l'objet satisfaisant, rapport fragile et menacé, la joie, quand elle existe, se soutient de soi-même, s'il est patent qu'elle n'a pas d'objet défini ni identifiable, sans cause assignable si ce n'est la disposition interne d'un sujet qui tire de soi la puissance d'exister et de se poser dans le monde - fût-ce le monde du rêve, ou, comme dit Platon, dans le délire mantique, prophétique, érotique ou poétique. Aussi la joie est-elle hors contexte, je veux dire toujours en excès, et, de quelque manière, "extatique".
Quelques-uns sont des hypomaniaques, des oligophrènes, des fous bienheureux. Il arrive qu'on envie leur béatitude. Mais plus beau est de trouver en soi, sans illumination, les ressources sensibles et intellectives d'une paisible et durable allégresse. " Ce qui est beau est difficile autant que rare"(Spinoza).