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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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10 décembre 2013

FAIRE un LIVRE ?

 

 

Je rêve d'un livre qui ferait la synthèse de mes recherches, qui livrerait le fruit de tant d'années d'expériences intérieures, qui prolongerait à sa manière la grande leçon des Anciens, tranmettant ce qui mérite de vivre au delà de ma modeste existence, et des aléas du temps présent. Projet ambitieux, et bien futile si je considère la maigreur du résultat : que reste-t-il, au bout du compte, d'une vie d'homme, qui mérite considération? Nous sommes des héritiers, rarement des inventeurs. Parvenir à transmettre ce que nous devons à nos prédécesseurs est déjà une haute et difficile entreprise, innover l'est plus encore. Aussi n'ai-je pas grand chose de neuf à proposer, si ce n'est que c'est bien moi, et nul autre, qui ai vécu cette vie-ci, et qui puisse en dégager l'esprit. Nul n'est tenu d'être génial, mais d'être soi-même, rien de plus. Cette tâche-là, aussi difficile qu'elle ait pu être, je  pense l'avoir accomplie. Et c'est de celà seul que je voudrais témoigner.

Je ne me sens pas capable d'entreprendre une oeuvre nouvelle, d'écrire un traité d'ensemble, comme ont fait les philosophes du passé. Tous ces articles expédiés au jour le jour expriment assez bien, dans leur mouvance, leur rythme irrégulier, leur variété, dans l'impromptu d'une humeur indocile et vagabonde, ce que je voulais dire, saisissant au plus près les mouvements intérieurs, les communiquant en toute confidence et simplicité. Que pourrais-je dire de plus? Tout est là, lisible et visible, sans masque ni retenue. Si j'entreprenais ce livre de synthèse, où passerait la spontanéité et la liberté? Au mieux je pourrais offrir une sorte de florilège poétique de textes choisis, comme on fait pour un anniversaire : mais n'est-ce pas déjà se poser en auteur posthume?

Plus j'y pense plus grandit mon embarras. Le mieux est d'arrêter là, et d'attendre. Le temps, qui est galant homme, prendra soin de moi.

Nul n'est tenu de faire un livre. Montaigne, dont j'aime infiniment l'allure cavalière, a-t-il connu cette hésitation, ce balancement d'humeur, cette contradiction, car enfin, quand il critique les doctes et les "faiseurs de livre", c'est encore par écrit qu'il le fait, offrant au lecteur les méandres de son embarras. Il se tire d'affaire en écrivant une sorte d'antimanuel, un livre en forme de bouquet, où s'effeuille jour après jour un esprit divisé, multiple, "ondoyant et divers", sans unité formelle, sans cours méthodique, sans ordre ni finalité. Il a su se libérer des containtes du traité, de la dissertation sorbonnique et de la thèse, car de thèse il n'en a aucune - d'où ce charme singulier qui fait qu'on y voit un homme plus qu'un auteur. Il n'empêche, les Essais sont un livre, rien qu'un livre, plus original sans doute que la plupart, plus ouvert et multiforme, déplié comme fleur d'automne, fleurant bon les parfums d'une âme d'exception, un livre indéfiniment ployable et dépliable, mais un livre.

J'eusse aimé avoir tel talent que celui-là! Mais l'écriture sur blog a quelque chose de cette liberté, de cette allure primesautière et déréglée, de cette pusillanimité ensauvagée qui fait que, contre toute attente, il y ait des lecteurs, qui lisent cette prose-là, et qui sans doute ne se jettent pas dans les traités et les ouvrages réputés "sérieux et philosophiques". Ce qui conduit à la philosophie des gens qui autrement ne liraient pas, ne se soucieraient nullement de philosophie. Voilà un lectorat inattendu, preste et gaillard, et tout autre chose que l'ordinaire confrérie des spécialistes et des universitaires. De ce lectorat, pour le dire en direct, j'espère infiniment plus que des doctes, une liberté de jugement et d'appréciation qui ne doit rien aux écoles, qui n' a pas été préformée ou déformée par la tradition savante. Montaigne encore : j'écris pour un "lecteur de bonne foi", qui saura lire avec son coeur et pas seulement avec son esprit.

La somme des articles d'un blog ne fait pas un livre, c'est évident. Ce n'est d'ailleurs pas exactement une somme puisqu' à chaque jour un article nouveau peut s'ajouter aux précédents et en modifier le cours, un peu comme une note nouvelle change la mélodie d'ensemble, selon la logique ouverte d'une musique ininterrompue, modulable à l'infini, littéralement in-terminable, comme est la mélodie vivante de la vie. Un livre s'ouvre et se ferme. Il est un moment, il inscrit un moment dans la fixité d'une oeuvre, il clôt une aventure, il coupe la continuité temporelle, exhibant une forme finie qui contredit par essence le projet initial de suivre le mouvement de la vie. Un article jeté au vent comme je fais n'a pas ces inconvénients, car s'il est bien un écrit, il est de circonstance, il ne projette rien de stable, rien de fixe, rien de définitf, et peut aussi bien être malicieusement amendé ou contredit le lendemain. Ce sont feuilles envolées, comme sont des lettres aux amis, que l'on garde peut-être, ou que l'on oublie, que l'on jette quand elles n'ont plus cours, ou qu'elles ennuient. Le lecteur est souverainement libre, comme est l'auteur. Voilà une forme inédite de camaraderie philosophique, inconnue des Anciens, et qui remplace avantageusement l'épître traditionnelle. Ici pas de maître, pas de disciple, mais un va-et-vient spontané entre des esprits libres ou qui désirent le devenir.

Mais tout cela ne va pas sans renoncement : pas d'analyse exhaustive, même quand on voudrait aller au plus profond ; pas de démonstration pesante ; peu de références techniques ; il faut aller au vif, directement "in medias res", au coeur du sujet, sans lambiner ni tergiverser ; ici le savoir est de peu de poids, il ne convaincra pas, il n'apportera nul prestige, nulle reconnaissance, plutôt de l'ennui, qui fera fuir le lecteur ; et malgré tout cela il faut faire des articles de qualité, fermes et vrais, directs et suggestifs ; il y faudra un style, sans quoi rien ne vaut. Des qualités spécifiques, étrangères au traité, qui relèvent autant de la littérature, ou de la poésie, que de la pensée.

Peut-être que de tant d'essais qui s'écrivent aujourd'hui dans d'innombrables blogs de par le monde naîtra un art nouveau, une philosophie nouvelle. Qu'elle ne puisse remplacer le travail patient de recherche philosophique, j'en conviendrai volontiers, mais on aurait grand tort de mépriser ces tentatives, qui sont fort évidemment des gages de vitalité. La philosophie n'est ni morte ni mourante, elle se cherche de nouveaux moyens d'expression pour répondre à une demande étonnamment vivace.

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Commentaires
L
Merci de vos écrits M.Karl, même si je me sens "toute petite philosophe"...les échanges nous font progresser, en lisant ou en écoutant les uns et les autres ce qu'ils ont à nous apporter ; c'est ainsi que l'on s'enrichit...Joyeuses Fêtes à vous et longue vie...
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G
Je vous transmets bien volontiers et de bon coeur mes voeux très sincères et me réjouis d'avoir un lecteur tel que vous,et à nos amis communs de la belle ville de Dax, que je fréquente avec plaisir chaque année en été!<br /> <br /> Bien des pensées amicales à vous tous!
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G
Tout à fait d'accord sur la complémentarité, d'autant que j'ai moi-même commis quelques ouvrages, il n' y a pas si longtemps, dont certains sont publiés sur ce blog. Le livre permet une synthèse, et c'est ce qui m'attire en lui, et en même temps me semble redoutable, du moins pour l'auteur qui s'engage dans une telle aventure. Le lecteur peut toujours se dégager s'il le désire.<br /> <br /> En tout cas merci pour cette belle contribution.
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A
Cher Guy, votre texte est magnifique et invite à beaucoup de pistes de réflexion, beaucoup de chemins possibles vers les mots et leurs demeures.<br /> <br /> En repensant à votre article, j'ai sorti quelques livres de ma bibliothèque; vous savez de ces livres qui n'ont plus qu'une bien piètre apparence, tant ils sont usés par les lectures et relectures au fil des ans. Ils sont écornés, annotés, gribouillés, surlignés. Nous pouvons dire "qu'ils ont vécu".<br /> <br /> Et puis, relégués dans les endroits hauts perchés des étagères, ou tout en bas, il y a tous ces ouvrages qu'on n'ouvre jamais: ils occupent un espace vide dans nos mémoires, tant leurs lectures fut un moment d' ennui mortel.<br /> <br /> Devant les étagères, je me disais qu' en effet l'écriture sur blog est très intéressante dans la mesure où elle renoue avec une pensée vivante, proche de l'oralité, suivant nos humeurs, nos envies d'écrire sur tel sujet un jour, dans tel style un autre jour...<br /> <br /> La différence cependant avec les livres tout gribouillés, c'est que je n'ai pas la texture du papier entre les mains, son odeur, et que je ne peux pas annoter un article de blog, même si je peux évidemment réagir en mettant un commentaire.Pourrais-je également relire tous ces articles qui m'ont tant plus dans dix ans, dans vingt ans comme je le fais avec les livres qui portent les traces des lectures et de cette lecture fondamentale pour moi qui consiste dans la relecture? J'ai en effet beaucoup de mal à appréhender certains textes qui sont si riches qu'ils méritent bien davantage que la seule réaction de l'immédiateté.<br /> <br /> Bref, c'est l'idée de durée qui me manque sur un blog, ainsi que la possibilité de "mettre sa patte" en annotant par exemple.<br /> <br /> En revanche, l'écriture sur blog présente d'autres avantages: j'aime en particulier beaucoup cette idée de lecture collective. En face du livre, se trouve un unique lecteur, à moins que ne soient organisées spécifiquement des séances de lectures collectives.<br /> <br /> D'autre part, l'écriture sur blog me semble être aussi une aubaine pour les amateurs de philosophie ancienne par exemple, en ce sens où nous nous rapprochons évidemment de la forme du dialogue des philosophes; et nous retrouvons ainsi l'idée de promenade philosophique sur l'agora ou au milieu des jardins antiques.<br /> <br /> Mais après tout, pourquoi préférer le livre au blog ou le blog au livre? Leur cohabitation ne se complète heureusement? <br /> <br /> Et peut-être un jour existera-t-il des moyens d'interactivité tels que nous pourrons griffonner, surligner quelques mots sur les blogs aussi. Une façon de témoigner de notre enchantement et de notre enthousiasme à la lecture d'articles aussi enrichissants que les vôtres.<br /> <br /> Bonne soirée et merci pour cette lecture cher Guy.
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D
Très bel article qui montre, s'il en était besoin, que le livre n'est ni une fin en soi, ni le moyen nécessairement le plus adapté, pour penser et faire vivre une parole de vérité . <br /> <br /> Je suis très sensible à la beauté stylistique de ce texte. Longue vie au Jardin philosophe.
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