FAIRE un LIVRE ?
Je rêve d'un livre qui ferait la synthèse de mes recherches, qui livrerait le fruit de tant d'années d'expériences intérieures, qui prolongerait à sa manière la grande leçon des Anciens, tranmettant ce qui mérite de vivre au delà de ma modeste existence, et des aléas du temps présent. Projet ambitieux, et bien futile si je considère la maigreur du résultat : que reste-t-il, au bout du compte, d'une vie d'homme, qui mérite considération? Nous sommes des héritiers, rarement des inventeurs. Parvenir à transmettre ce que nous devons à nos prédécesseurs est déjà une haute et difficile entreprise, innover l'est plus encore. Aussi n'ai-je pas grand chose de neuf à proposer, si ce n'est que c'est bien moi, et nul autre, qui ai vécu cette vie-ci, et qui puisse en dégager l'esprit. Nul n'est tenu d'être génial, mais d'être soi-même, rien de plus. Cette tâche-là, aussi difficile qu'elle ait pu être, je pense l'avoir accomplie. Et c'est de celà seul que je voudrais témoigner.
Je ne me sens pas capable d'entreprendre une oeuvre nouvelle, d'écrire un traité d'ensemble, comme ont fait les philosophes du passé. Tous ces articles expédiés au jour le jour expriment assez bien, dans leur mouvance, leur rythme irrégulier, leur variété, dans l'impromptu d'une humeur indocile et vagabonde, ce que je voulais dire, saisissant au plus près les mouvements intérieurs, les communiquant en toute confidence et simplicité. Que pourrais-je dire de plus? Tout est là, lisible et visible, sans masque ni retenue. Si j'entreprenais ce livre de synthèse, où passerait la spontanéité et la liberté? Au mieux je pourrais offrir une sorte de florilège poétique de textes choisis, comme on fait pour un anniversaire : mais n'est-ce pas déjà se poser en auteur posthume?
Plus j'y pense plus grandit mon embarras. Le mieux est d'arrêter là, et d'attendre. Le temps, qui est galant homme, prendra soin de moi.
Nul n'est tenu de faire un livre. Montaigne, dont j'aime infiniment l'allure cavalière, a-t-il connu cette hésitation, ce balancement d'humeur, cette contradiction, car enfin, quand il critique les doctes et les "faiseurs de livre", c'est encore par écrit qu'il le fait, offrant au lecteur les méandres de son embarras. Il se tire d'affaire en écrivant une sorte d'antimanuel, un livre en forme de bouquet, où s'effeuille jour après jour un esprit divisé, multiple, "ondoyant et divers", sans unité formelle, sans cours méthodique, sans ordre ni finalité. Il a su se libérer des containtes du traité, de la dissertation sorbonnique et de la thèse, car de thèse il n'en a aucune - d'où ce charme singulier qui fait qu'on y voit un homme plus qu'un auteur. Il n'empêche, les Essais sont un livre, rien qu'un livre, plus original sans doute que la plupart, plus ouvert et multiforme, déplié comme fleur d'automne, fleurant bon les parfums d'une âme d'exception, un livre indéfiniment ployable et dépliable, mais un livre.
J'eusse aimé avoir tel talent que celui-là! Mais l'écriture sur blog a quelque chose de cette liberté, de cette allure primesautière et déréglée, de cette pusillanimité ensauvagée qui fait que, contre toute attente, il y ait des lecteurs, qui lisent cette prose-là, et qui sans doute ne se jettent pas dans les traités et les ouvrages réputés "sérieux et philosophiques". Ce qui conduit à la philosophie des gens qui autrement ne liraient pas, ne se soucieraient nullement de philosophie. Voilà un lectorat inattendu, preste et gaillard, et tout autre chose que l'ordinaire confrérie des spécialistes et des universitaires. De ce lectorat, pour le dire en direct, j'espère infiniment plus que des doctes, une liberté de jugement et d'appréciation qui ne doit rien aux écoles, qui n' a pas été préformée ou déformée par la tradition savante. Montaigne encore : j'écris pour un "lecteur de bonne foi", qui saura lire avec son coeur et pas seulement avec son esprit.
La somme des articles d'un blog ne fait pas un livre, c'est évident. Ce n'est d'ailleurs pas exactement une somme puisqu' à chaque jour un article nouveau peut s'ajouter aux précédents et en modifier le cours, un peu comme une note nouvelle change la mélodie d'ensemble, selon la logique ouverte d'une musique ininterrompue, modulable à l'infini, littéralement in-terminable, comme est la mélodie vivante de la vie. Un livre s'ouvre et se ferme. Il est un moment, il inscrit un moment dans la fixité d'une oeuvre, il clôt une aventure, il coupe la continuité temporelle, exhibant une forme finie qui contredit par essence le projet initial de suivre le mouvement de la vie. Un article jeté au vent comme je fais n'a pas ces inconvénients, car s'il est bien un écrit, il est de circonstance, il ne projette rien de stable, rien de fixe, rien de définitf, et peut aussi bien être malicieusement amendé ou contredit le lendemain. Ce sont feuilles envolées, comme sont des lettres aux amis, que l'on garde peut-être, ou que l'on oublie, que l'on jette quand elles n'ont plus cours, ou qu'elles ennuient. Le lecteur est souverainement libre, comme est l'auteur. Voilà une forme inédite de camaraderie philosophique, inconnue des Anciens, et qui remplace avantageusement l'épître traditionnelle. Ici pas de maître, pas de disciple, mais un va-et-vient spontané entre des esprits libres ou qui désirent le devenir.
Mais tout cela ne va pas sans renoncement : pas d'analyse exhaustive, même quand on voudrait aller au plus profond ; pas de démonstration pesante ; peu de références techniques ; il faut aller au vif, directement "in medias res", au coeur du sujet, sans lambiner ni tergiverser ; ici le savoir est de peu de poids, il ne convaincra pas, il n'apportera nul prestige, nulle reconnaissance, plutôt de l'ennui, qui fera fuir le lecteur ; et malgré tout cela il faut faire des articles de qualité, fermes et vrais, directs et suggestifs ; il y faudra un style, sans quoi rien ne vaut. Des qualités spécifiques, étrangères au traité, qui relèvent autant de la littérature, ou de la poésie, que de la pensée.
Peut-être que de tant d'essais qui s'écrivent aujourd'hui dans d'innombrables blogs de par le monde naîtra un art nouveau, une philosophie nouvelle. Qu'elle ne puisse remplacer le travail patient de recherche philosophique, j'en conviendrai volontiers, mais on aurait grand tort de mépriser ces tentatives, qui sont fort évidemment des gages de vitalité. La philosophie n'est ni morte ni mourante, elle se cherche de nouveaux moyens d'expression pour répondre à une demande étonnamment vivace.