VITA CONTEMPLATIVA
"Un poète n'est pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quilles" (Malherbe). Certes, mais ce n'est pas selon l'utilité qu'il faut juger d'un poète. Et que diantre serait un Etat sans poètes? Voyez la République de Platon, plus sinistre que la pire des tyrannies. Et puis, supprimez aussi les artistes, les jouailliers, les tireuses de bonne aventure, et les prostituées enfin, pour faire une république pure, morale à souhait, irréprochablement lisse, et triste comme un jour sans pain!
Je hais les utilitaristes, mais les puristes plus encore!
Me voici dans l'âge heureux, paisible et serein de la vita contemplativa. Jeune, j'ai cru un temps pouvoir servir quelque cause politique dans le louable dessein de la liberté et de la justice. J'ai vite déchanté. Mais sans doute n'avais-je nulle disposition. On a souvent raillé, parmi mes proches, mon manque de sens pratique, avec raison. Je le confesse volontiers, je lis plus volontiers les poètes que les traités. J'honore les révolutionnaires, les réformateurs et les législateurs, mais je ne suis pas de cette farine, et ce serait ridicule de me gonfler à ce niveau d'excellence. J'ai exercé ma profession aussi bien qu'un autre, je ne m'en vante pas, et je l'ai quittée sans regret. Au total je n'ai rien fait de particulier. J'en parle aujourd'hui comme si ma vie publique était finie, ce qui n'est ni tout à fait exact, ni faux. Mais par un certain côté de mon être je suis dorénavant à l'écart, retiré dans mon jardin, adonné au culte des Muses, voué pour l'essentiel à la vie contemplative.
Par un autre côté de ma nature je me sens impliqué dans la marche difficile et chaotique du temps présent, rattaché aux conflits qui déchirent le monde, et désireux d'apporter quelque lumière. Mais qui suis-je pour juger en raison de ce qui se passe? Je pense que nous vivons une période de mutation sans précédent, et comme la plupart je n'entends rien aux évolutions en cours, sauf que, par sensibilité froissée et inquiétude, je ne me sens pas disqualifié pour craindre certaines catastrophes, dont les prémisses sont pour le moins évidentes. A dire vrai je n'ai pas de sympathie particulière pour l'avenir qui s'avance, et si hier ce n'était pas brillant, demain, je le crains, sera pire encore. Je voudrais être optimiste, mais ne le puis. A moins de me déclarer, comme Hubert Reeves, optimiste par volonté!
Tout ce que je puis faire c'est contribuer modestement à la réflexion commune, non sur les faits et les solutions pratiques, mais sur les fondements : qu'est ce que l'homme? est-il perfectible? quel avenir préparons-nous? comment éviter le pire?
Puis, lassé de ces questions immenses et intraitables, je reviens au cours ordinaire de mes pensées, je me recentre en moi-même, je m'abandonne au flux irrépressible de la nature, je me laisse aller au rythme interne de ma respiration et de ma sensibilité, tâchant, autant qu'il est en moi, de vivre au diapason, selon le vaste mouvement des saisons, des vents, de l'ombre et de la lumière. J'écris pour me rassembler, pour le reste je me laisse flotter, dans de vastes rêveries sans objet, dans la fumée de ma pipe, le regard perdu au loin, et tantôt dans la méditation, le corps en repos et l'esprit éveillé, et alors, lentement, les pensées se défont, le calme des profondeurs monte par degrés dans la totalité du corps.
La contemplation, par étymologie, évoque le ciel, le templum de la vaste nature, mais ce que j'entends par ce terme impropre c'est bien plutôt le templum intérieur, l'espace, et le mouvement intérieur en tant qu'il est raccordé au mouvement universel. A vrai dire il n' y a pas d'objet spécifique de la contemplation, il n' y a rien à contempler, il n'est qu'à se rendre disponible, ouvert sans réserve et sans attente au rythme indicible de la vie.