L' OBSESSION de la CIBLE : pour une révolution anthropologique
L'obsession de la cible, là voilà la maladie moderne! Et les voilà tous suant et puant sur leurs machines à rendement, les yeux braqués sur l'objectif, muscles noués, cerveau bouillant, et trépidants! De grâce, respirons un peu, levons les yeux vers le vaste ciel, laissons nous vivre! Il n' y a pas si longtemps nos générations conciliaient à peu près l'activité nécessaire et la détente, et voilà que la détente elle-même devient un marché, un enjeu lucratif, une obligation sociale, une valeur économique. La gigantesque machine engloutit tout, rabotte tout, écrase tout, broie tout dans ses mâchoires d'acier, et les oeuvres d'art, et les loisirs, et le temps, et l'espace, et la culture, et les hommes, tout ce qui respire et vit, entraîné, englouti dans la mobilisation totale.
Nous assistons hagards à la mise à sac universelle, et nous ne savons que faire. Ce qui se passe là c'est le déchaînement volcanique de la volonté de puissance, comprise comme arraisonnement universel de la nature. L'ivresse technologique, gonflée par la rage de domination, nous fait croire possible la maîtrise des éléments, la domestication des forces, le rendement illimité. C'est le rêve fondateur de la modernité, et c'en est peut-être le fossoyeur : on sent de toutes parts, confusément, que çà ne marche pas, qu'à trop tirer la corde elle va se rompre. Inutile, ici, d'énumérer les raisons de cette nouvelle inquiétude, qui seule peut inspirer un amendement, une critique salutaire : les plus lucides feront le procès de l'époque, dessineront peut-être de nouvelles lignes de force. Nécessité fait loi, mais rares sont ceux qui ont conscience de la nécessité.
Je me demande : quelle est la part de la philosophie, et notamment de la métaphysique dans cette funeste évolution? Il serait injuste et dangereux de tenir les philosophes pour responsables, à eux seuls, mais ils ont contribué à créer l'espace mental de la modernité, initié des modes de penser, inventé des concepts, favorisé le rêve scientifique de maîtrise. Tout n'est pas négatif dans cette affaire, loin s'en faut. Mais voilà, nous sommes à présent dans une période de crise universelle, qui exige une mutation radicale de notre paradigme culturel. C'est une évidence, mais nous n'avons pas encore les moyens de la penser correctement, pour y faire face.
En dénonçant ici l'obsession de la cible, entendons la volonté de puissance déchaînée, je veux contribuer, à ma modeste mesure, au travail nécessaire de critique et de refondation de l'espace culturel, lui-même conçu comme un préalable à la révolution anthropologique en gestation. Il y faudra sans doute la patiente perlaboration de plusieurs générations, en sachant toutefois que les délais sont très courts, et que, selon un mot heureux d'un ancien président, la planète est en feu.