Du DESIR ABSOLU
(Empédocle) "se leva et se dirigea vers l'Etna, puis, arrivé près du cratère de feu, plongea et disparut".(DL) Si nous mettons cette légende fameuse en rapport avec la sentence de Démocrite "La vérité est dans l'abîme" nous pouvons construire une hypothèse tout à fait extra-ordinaire : l'attraction, la tentation la plus radicale de l'être humain, celle qui soustend indirectement tous ses projets, toutes ses ambitions, toutes ses tentatives, celles mêmes qui paraissent le plus évidemment ressortir de la passion de vivre, ne serait que désir de mort. Encore faut-il préciser : la mort dont il est question ici est l'autre face de ce tout autre qui nous échappe nécessairement, à nous, mortels et sexués rivés à l'ordre du langage, condamnés à épeler mot à mot l'énigme insaisissable d'un devenir inachevé et problématique. L'être nous échappe par principe, et celui du monde et le nôtre de même, à tel titre que sa notion même nous est à jamais interdite. Ce que, obscurément, nous désirons, c'est de sortir enfin de ce carcan, de franchir les limites du monde pour entrer de plein pied dans le domaine inconnaissable. "Plonger dans l'inconnu pour y trouver du nouveau".
Mais dans le même mouvement nous devinons l'extrême péril, nous devinons que nous n'avons pas les moyens de ce voyage, et que nous paierons notre audace au prix le plus fort. C'est le voyage dont nul ne revient, et seul un poète, comme Homère, peut y faire voyager son héros, et l'en faire revenir, voyage purement mythologique, fugue sans risque. Et nous faisons de même en peuplant l'Obscur de nos songes et de nos frayeurs, comme ces enfants tremblants dans le noir, jouant à se faire peur. On fait mine d'y aller mais on se garde bien du premier pas, égrenant la litanie de nos monstres intimes : Gorgones, Hadès, Perséphone.
C'est ainsi que l'on va se brûler l'âme et le corps dans de petites passions, de petites addictions transgressives, jouant à l'héroïque, question de se frotter au péril, petites jouissances, petites morts sans mort, y goûter l'avant goût de la mort, et revenir, surtout revenir tant qu'il n'est pas trop tard, et se ranger au plus vite au sort commun et ordinaire. Certains, plus entreprenants, plus hardis ou plus fous, feront le voyage. Toute la culture humaine, mythes, rites et pratiques se liguent contre cette folie, cette "hubris", multiplient les mises en garde, réitèrent l'interdit, recommandent la mesure et la tempérance : "ou mallon", pas plus.
Traduisons : il y aurait deux modalités du désir, le désir absolu (absolu signifie détaché de tout lien) - et le désir lié, les désirs soumis à la norme, contenus par l'ordre symbolique. Cette réserve, légitime et nécessaire, est si puissante, si pressante qu'il est quasiment impossible de discerner dans les modalités ordinaires du désir cette tendance absolue qui ne se révèle que dans les extrêmes passions, où vacille notre entendement, emporté dans la dérive.
Le refoulement nous protège de la folie. Mais alors quel gain peut-on espérer de la connaissance? Que se passe-t-il si l'on voit soudain cette béance qui s'ouvre dans le champ de la représentation? A vrai dire on ne le voit jamais si nettement, on l'entrevoit tout au plus, et c'est déjà très pérlleux. Mais supposons : que ferai-je à présent, suivrai-je le désir ou non, to be or not to be?
Evidemment non. Je sais que le désir absolu est irréalisable, la satisfaction impossible. Ferai-je chemin arrière, restaurant la méconnaissance? C'est également impossible. Il reste ceci : la vérité, assumer le désir en renonçant à le satisfaire. Que signifie? Cela signifie que je ne suis plus dupe de mes illusions, de mes idéalisations et autres constructions mentales, en toute chose je peux considérer la fin, la finalité inconsciente et méconnue. La vérité serait cette distance éclairante entre le désir et le réel, rapport impossible, et cependant nécessaire, écart structural qui mantient le processus vital, assurant la relance infinie du désir.