De la JOUISSANCE : psychologie et métaphysique
"Il faut bien que la chair exulte" chantait Brel. Et de fait la jouissance est d'abord une expérience du corps. Il y a les jouissances d'organe, essentiellement autour des orifices. Mais la peau aussi est porteuse de jouissance. Encore faut-il distinguer plaisir et jouissance. Globalement le plaisir est vécu et règlé par le moi, selon la logique du principe de plaisir dans son rapport au principe de réalité : pas moins, pas plus que l'agréable, entre la souffrance du manque et l'excès de stimulation. La plaisir est une variation modérée autour d'une inaccessible constance. Les Anciens vantaient les bénéfices de l'euthymie, disposition agréable constante, humeur paisible du sage : ataraxie, "tranquilla pax". Mais chacun voit bien que la constance est plutôt ennuyeuse et s'il la célèbre en théorie, en pratique il la compromet en se jetant sporadiquement dans des expériences de l'extrême, quitte à menacer la santé et à compromettre l'équilibre psychique. La spécificité de la jouissance c'est cela : subvertir le moi, dépasser la limite, risquer et se risquer dans ce qui sera tantôt l'extrême de la douleur, tantôt de l'exaltation, et le plus souvent les deux indistinctement. Ajoutez que la jouissance se dissimule, se vit dans l'intimité, confirmant qu'il s'agit là d'un domaine autre, réservé, clandestin où s'expérimente une dimension subversive, réelle de la subjectivité. C'est précisément ce réel de la jouissance que je me propose d'examiner.
Pourquoi cet attrait paradoxal, répulsion et fascination, honte morale et jubilation pulsionnelle, crainte et attraction - et, tout au bout, l'angoisse? Pourquoi l'angoisse? C'est que le sujet pressent sans le savoir explicitement qu'il y va, fût-ce un court instant, de son intégrité, de son sentiment d'unité corporelle, de sa complétude rassurante, de son entièreté, qu'il se précipite dans l'extrême, que dans cet extrême il va perdre le contrôle, qu'il se déchire, qu'il se désagrège, retrouvant quelque chose de son morcellement d'antan, avant que ne se soit cette constituée cette image unifiée à laquelle il s'est identifié, qui lui donne cette bienheureuse illusion d'unité corporelle. Ce qui fait le tranchant de la jouissance, ce qui la distingue du simple plaisir, ce qui en dénote la caractère subversif c'est qu'elle défait la Forme, ramène à l'informe, au chaos d'avant toutes les formes, suspendant un court moment le primat de l'organisation somatopsychique. Déchirure, décomposition, destructuration, basculement dans l'aorgique. De cela la tragédie antique nous donne clairement la formule : Héraklès délirant massacre ses enfants, les Ménades ivres déchirent, dépècent et dévorent les agneaux de lait (Euripide : les Bacchantes). Toujours se produit un moment où tout se renverse, où le héros excédé de haine, ou d'effroi, bascule dans l'horreur. On dira : mais c'est là la tragédie, quel rapport avec nos expériences, plutôt paisibles, de l'orgasme sexuel, ou des jouissances d'organes? Je pense qu'il faut examiner le maximum pour percevoir la logique du minimum : petites jouissances, "petites morts "comme on dit, mais le rapport à la mort est bien là. En précisant qu'il n'y est pas tant question de la vraie mort que de cette mort momentanée, de l'évanouissement du sujet de la parole. La jouissance est silencieuse, encore que le sujet puisse crier, gémir et se révulser, si le corps jouit et crie, la parole, elle, est bien suspendue. La suspension du symbolique marque la chute dans le réel.
Par delà la psychologie je voudrais signaler la dimension métaphysique de la jouissance. Ici, une fois de plus, c'est Antiphon qui me semble le mieux ouvrir la brèche, où je veux "m'éclater" - car il s'agir bien de s'éclater, au sens propre. Antiphon, renversant le dogme aristotélicien de la primauté de la Forme ( ce qui fait l'essence de la chose c'est la forme formatrice) montre que toutes nos conceptions, modes de vie et de pensée, notre manière d'être habituelle et jusqu'à l'idée que nous nous faisons de notre identité sont essentiellement sociales et conventionnelles, que l'institution a étouffé la nature, brimé l'intinct, défiguré la vie. Que le vrai c'est la nature, conçue comme in-forme, non formée, antérieure à toute formation, à quoi la forme distincte, soumise au temps, revient inévitablement, que la vie, en somme, peut être comprise comme une alternance, de la forme jaillissant de l'informe, et y retournant, avec ce savoir que la forme est une illusion nécessaire, et que la vérité est du côté du fond sans forme : l'"arrythmiston".
Ce qu'on appelle le tragique c'est peut-être la découverte, malgré nous, "que nous sommes et que nous ne sommes pas", que toute forme est mortelle et finie, que l'éternité est hors de nous, tant que nous nous situons du côte de la forme, et en nous si nous plongeons dans l'abîme, qui, comme chacun sait depuis Démocrite, est le lieu de la vérité.
Dans nos jouissances, petites ou grandioses, misérables ou mystiques, il y aurait quelque chose comme la prescience d'un savoir indicible : un lieu autre, hors langage, enfer ou paradis, source et fondement, et renaissance possible. Quant à l'éthique de la jouissance, de son usage et mésusage, c'est un autre problème. - Suffit pour aujourd'hui.