DU DISCOURS et de la PAROLE
Il faut bien distinguer la parole du discours. Le discours, c'est ce que l'on fait dans un cours ou une conférence. Formule convenue, avec ses rites, ses répétitions, ses modalités officielles. D'avoir si longtemps pratiqué cet exercice de parade il ne m'amuse plus. J'en mesure toute la vanité : si tel ou tel en retire quelque profit il faut bien remarquer que son efficacité est des plus relatives. Que retient-on d'une heure et demie d'exposition? C'est dépenser beaucoup de salive. Plus grave, ces présentations ne sont que des compendia de savoir. Un livre ferait mieux, plus complet, plus nuancé. Tout au plus donnent-elles éventuellement le goût d'apprendre, ce qui est un progrès. Mais c'est toujours un discours, c'est à dire un monologue. Je vois d'ailleurs que les questions qui suivent éventuellement la conférence se rapportent à l'exposé précédent plus qu'au vrai questionnement de l'intervenant : on ne sort pas de la convention.
Si philosopher c'est se mettre en route vers le vrai cela ne peut venir que d'un sujet singulier qui s'ouvre au questionnement. Le noyer sous un flot verbal n' a guère de sens. Il en va ici comme des conseils qui ne font de bien qu'à ceux qui les donnent. Socrate se voulait accoucheur : il n'enseigne pas, il interroge, il met le partenaire à la question. Méthode assez rude, inégalitaire, où c'est Socrate qui dirige, et où l'interlocuteur répond, et convenons-en, assez faiblement par des approbations successives, jusqu'au point où il reconnaît enfin son ignorance. Je n'aime pas cette méthode où l'on traite le parturient aux forceps. Je voudrais que les questions viennent du sujet lui-même, soient l'expression de sa subjectivité questionnante, libres et spontanées, qu'elles ne soient ni induites ni dirigées. Que notre souci ne soit pas d'amener le parturient à des conclusions données d'avance, mais qu'il puisse explorer par lui-même son propre champ et y planter sa propre graine de vérité.
Ethique de la parole : comment se positionner face à celui qui cherche? Avant de répondre demandons-nous comment nous avons fait nous-mêmes pour avancer? Qu'avons-nous appris par l'enseignement? Par les livres? Par la conversation? Par notre propre méditation solitaire et méthodique? Par l'écriture, car enfin, sans être forcément un auteur, nous avons bien griffonné des notes sur un cahier, compilé des citations, tenté quelques essais, échangé des lettres avec des amis? De tout cela qu'avons-nous appris? Comment nous sommes-nous formés, enfin? Et je ne parle pas spécialement du savoir, nécessaire certes mais secondaire, je parle de la vérité. Comment se produit dans un sujet le choc de la vérité?
Si je m'interroge de la sorte, et je ne parle que de moi, je conviendrai que les expériences décisives sont l'effet de la parole. Telle phrase qui me prit aux tripes, telle question qui me chavira, telle intervention qui rompit la répétition. Je vois que le savoir nous sert le plus souvent à ne pas savoir, à cacher, ensevelir, camoufler, enrégimenter et contrôler - pour que rien ne sorte, dont je risque de perdre le contrôle. Je vois que l'intelligence est fort retorse, spécialement douée pour sauvegarder l'illusion. Je vois que l'épreuve de vérité suppose une rupture, ou la crée, qu'elle ouvre une faille. C'est dire que le livre nous bouscule rarement. Il faut y lire la vérité au travers des mots, il y faut un véritable écrivain, dont le souffle nous parvienne du fond du texte, comme s'il nous parlait, à nous, directement et vivement. Il y faut un poète de la langue, un poète-philosophe.
Quel pourrait être ce message d'éveil, cet encouragement inconditionnel à exister par soi-même? Quelque chose comme : "Ne suis pas la voie commune, déjà balisée, déjà désenchantée, tant de fois courue et parcourue par tant d'autres qui ne sont pas toi - je ne t'enseigne rien de particulier, je te dis simplement ceci : ailleurs, autrement, tu peux. Nul ne sait pour toi, à ta place, ce que tu peux, toi seul tu peux ce que tu peux, et tu ne sauras ce que tu peux qu'en te risquant à ce que tu peux".
Ce sont des paroles de ce genre que j'aurais aimé entendre, quand, adolescent, je me cherchais moi-même. Au moins je crois savoir aujourd'hui qu'elles ne valent pas seulement pour moi. Le paradoxe de la vérité c'est qu'elle est nécessairement universelle alors qu'elle ne s'adresse jamais qu'à un sujet définitivement singulier.