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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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13 mars 2022

L' ABIME et la SURFACE : le vertige de l' illimité

 

 

Pour Nietzsche il se pourrait que la vérité soit femme. Pour Démocrite elle est dans l'abîme. Mordious ! La vérité serait une femme dans l'abîme! Voilà qui me plaît assez. C'est dire en tout cas que nous ne sommes pas près de la repêcher !

Plus sérieusement, je pense qu'il y a là de quoi méditer. Cet apologue comique nous permet d'établir une relative certitude, c'est que la vérité n'est pas de l'ordre du savoir - ce que mes chers pyrrhonniens répètent sur tous les tons depuis vingt quatre siècles.

La conception commune, que la science entérine à sa manière sans autre effort critique, fait de la vérité l'objet ultime de la démarche de connaissance. On rêve d'une formule définitive, si possible sous forme mathématique, qui exprimerait l'essence des choses, établissant enfin l'adéquation finale entre la pensée et le réel, une formule absolue qui contient tout, qui dit tout, sans reste, sans scorie, sans déchet. C'est le fantasme constitutif de l'esprit, l'espoir secret ou manifeste, qui justifie tant d'efforts, tant de nuits sans sommeil, de cauchemars intimes et d'exaltation. Sublime et ridicule prétention, qui fait la grandeur et la misère de l'homme. Les modernes sont un peu plus modestes, plus réservés : on ne croit plus vraiment à la vérité, on se contente le plus souvent de lois provisoires - tant de lois qu'on croyait sûres et exhaustives se sont révélées incomplètes, sujettes à caution, et puis l'extension formidable des secteurs de recherche a régulièrement bouleversé des paradigmes réputés définitifs.

Dans tous ces raisonnements on oublie un point fondamental : le savoir est de l'ordre de la représentation, c'est une image de "quelque chose" dont nous ne savons rien, dont nous ne pouvons rien savoir. La carte n'est pas le territoire, le doigt montre la lune dans l'eau, mais la lune n'est pas dans l'eau. Entre savoir et réel le (non)rapport est le même qu'entre le mot et la chose. Que le mot ne soit pas  la chose est une de ces évidences triviales que l'intellect, même le plus acéré, ne parvient jamais à assimiler complètement. L'homme, à travers tant de siècles de culture, est si profondément marqué, imprégné, reconstruit et aliéné par le langage, il a acquis une telle confiance dans cet instrument extraordinaire qui lui a assuré la maîtrise sur les animaux et les choses, qu'il en oublie presque nécessairement le caractère de duplicité. Le langage révèle et obstrue, il obstrue en révélant.

La force incomparable du pyrrhonisme (et de la tradition Chan en Chine) est précisément de rouvrir impitoyablement la faille, non par quelque complaisance sadique, mais par lucidité. La représentation n'est que représentation, elle ne peut saisir ni le début ni la fin. On parle de big bang, mais surgit aussitôt la question : qu'y a-t-il avant le big bang? Pourquoi pas un big bang bis, puis bis bis, etc? L'intellect s'épuise en vain à chercher un commencement, et c'est alors qu'on va décrocher un dieu créateur. Idem pour la fin, tout aussi impensable. Qu'étais-je avant de naître? - que serai-je après ma mort? C'est encore un de ces koans que le maître bouddhiste inflige au disciple pour désarçonner sa prétention de maîtrise, et lui faire "vomir son intelligence". L'univers est-il fini ou infini? Eternel, non éternel, ou ni éternel ni non éternel? Suis-je, ne suis-je pas, suis-je tout en n'étant pas, ne suis-je pas tout en étant sans être? Toujours des questions, encore des questions, jusqu'à ce que le disciple se rende, épuisé, anéanti, coeur en déroute, esprit désarrimé, à l'évidence de son non-savoir : émergence, enfin, de la vérité, dont le non savoir est la forme préalable, le skandalon initiatique!

Et revoici Démocrite : la vérité est dans l'abîme, l'abîme est un fond sans fond, inépuisable, infini, "apeiron" - illimité. Alors de deux choses l'une. Soit je m'obstine à chercher, à puiser, à creuser, forer et perforer jusqu'au vertige, jusqu'à la folie - ne dit-on pas que philosopher c'est questionner et requestionner, qu'aucune réponse n'est satisfaisante, ou que la réponse est la mort de la question - pour découvrir que toute réponse engendre une nouvelle question à l'infini - soit je découvre en moi-même cette aporie de la connaissance, ce trou vertigineux d'un désir illimité, et, lassé, excédé, écoeuré je DECIDE que la connaissance n'apporte aucune réponse, qu'au contraire elle nourrit la désillusion et se nourrit de la désillusion, indéfiniment, et dès lors je pose moi-même la limite : nec plus ultra, ici s'arrête le processus, ici je pose la pierre, la borne, le fondement. Dans l'abîme illimité du fond sans fond je détermine souverainement ce qui, pour moi, fait fond. Fin de la quête, de l'in-quiétude - épochè et ataraxia.

A partir de quoi une autre aventure peut commencer : loin des moiteurs d'abîme la danse à la surface des choses, et le soleil d'Apollon.

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Commentaires
G
"L'éternité c'est long, surtout vers la fin"(Woody Allen)
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J
Plus les pas sont petits, plus l'infini est grand...
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