Du BEAU
'"Il nous faut honorer le beau, les vertus et les choses de ce genre s'ils procurent du plaisir ; mais s'ils ne le font pas il faut leur dire adieu". (Epicure : "De la fin", cité par Athénée)
Le beau est susceptible de procurer du plaisir, et c'est à ce titre qu'il mérite notre considération. Il est subordonné à la fin générale de la "nature" (suivre la voie du plaisir, éviter la douleur), qui préside à l'éthique comme vie bonne et et belle. On remarquera la différence éclatante avec la thèse de Platon qui place le Beau au sommet de la dialectique ascendante, dans le Banquet notamment, comme Idée Intelligible, en relation avec les Idées du Vrai et du Bien. Gravir les échelons de la beauté, de la beauté d'un seul corps, puis des corps, d'une âme, puis des âmes, des vertus et des lois, tel est le parcours de l'amant-philosophe appelé à quitter le plan sensible pour s'élever par degrés jusqu'au faîte de la contemplation. Alors le néophyte accèdera à la félicité des Bienheureux. Rien de tel chez Epicure : le beau s'écrit en minuscule, il n'est pas une essence éternelle, il ne mène à aucun accomplissement spirituel, à aucune béatitude métaphysique, il est une qualité des choses et des situations, qui peut s'apprécier ou non selon les circonstances. Il ne possède aucun caractère sacré, ne garantit nulle élévation de l'âme, et s'il nous ravit tantôt, il peut aussi bien nous tromper par de fallacieuses promesses. "Le beau est une promesse de bonheur" écrivait, je crois, Stendhal. Mais Valéry objecte : "le beau est ce qui désespère". Ambivalence indépassable, le beau apportant une satisfaction qui peut séduire, conforter, ou leurrer. C'est à ce titre qu'Epicure se méfiait de la poésie au motif que les poètes répandent des idées fausses sur l'univers, les dieux et les hommes, propageant de fallacieuses conceptions mythologiques, entretenant la terreur ou d'absurdes espérances d'immortalité. Pourtant le même Epicure soutient que le sage "sera plus charmé que les autres hommes par les spectacles" (DL,X, 121). C'est que le spectacle tragique ou comique est infiniment proche de la réalité, exposant les vicissitudes humaines avec la plus grande rigueur. Quand le beau expose le vrai il ajoute le plaisir esthétique au plaisir de la connaissance.
Platon voulait que l'on définisse le Beau en soi. Qu'est ce que beau? demande le Socrate platonicien à Hippias, lequel n'est guère embarrassé, déclarant que "le beau c'est une belle fille". A quoi Socrate rétorque qu'il ne veut pas un exemple mais une définition universelle. Hippias n'est pas en reste et énumère successivement : une belle cavale, une belle lyre, un belle marmite, ou les dieux, ou l'or, ou tout ce qu'on voudra. Il est de bon ton, dans les Universités, de moquer le brave Hippias qui, décidément ne comprend rien, se vautre dans le sensible au lieu de concevoir l'idée du Beau en soi et d'en donner la définition. Mais cette définition on l'attend depuis vingt-cinq siècles, et on l'attendra indéfiniment! Et comment définira-t-on le sec, l'humide, le chaud et le froid, et qualités du même genre? C'est se donner bien du mal, alors que tout un chacun sait parfaitement quand il est au sec et quand ses chaussettes sont trempées! Non, par le chien, cet Hippias n'est pas un idiot! Il refuse tout simplement de séparer la qualité sensible de la chose à laquelle cette qualité est substantiellement liée. Une belle fille, comme une belle marmite d'ailleurs, n'est pas une marmite en soi plus de la beauté en soi, c'est une belle marmite, voilà tout!
Avez-vous déjà rencontré une qualité qui ne soit qualité d'un objet, qualité pure, qualité en soi, flottant toute nue dans le ciel intelligible?
Les Chinois, à ce que déclare François Julien, ne s'encombrent pas à définir le beau : ils font de beaux poèmes.
Il ne faut pas hypostasier, c'est toujours à nouveau une procédure captative, qui sent son dévot. Retour aux choses mêmes, dans la floraison et la décomposition. Il en va de la beauté comme des vertus, qualités ambivalentes. A nous de savoir juger et choisir.