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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 mai 2013

ETHIQUE de l' IDIOTIE: un sujet sans subjectivité

 

 

Idios : séparé, particulier, singulier

Idioma : particularité

Idiotès : celui qui reste séparé, celui qui se distingue (de l'Etat, des communautés etc), comme simple particulier, simple soldat etc.

Idion s'oppose à koinon, le commun, la communauté.

      Héraclite écrit : "Il y a pour les éveillés un monde unique et commun (koinon) mais chacun des endormis se détourne dans un monde particulier (idion kosmon) -DK 89.

Pour Héraclite c'est l'accès au Logos qui crée la véritable communauté, celle des esprits libres. Le particulier est considéré comme le sommeil de l'esprit faible perdu dans ses songes. C'est aussi l'élément d'une subjectivité puremement passionnelle, incapable d'agir la pensée et de concevoir le Tout. Dans la philosophie classique grecque l'idion sera le domaine inférieur, fallacieux et trompeur de l'opinion, de l'intérêt privé par opposition au Bien public et à la vérité.

Mais l'idion peut se concevoir autrement, à la condition expresse de dépouiller le sujet de ses mirages, de ses illusions et de ses attachements. C'était le projet de Pyrrhon : suspendre la croyance, cesser d'affirmer et de nier, parvenir à cette vacuité de l'esprit où se révèle la vacuité des choses, où toutes les affaires (pragmata) apparaissent également vides de contenu et de valeur, immaîtrisables, inconnaissables et sans critère. De la sorte Pyrrhon invente un nouveau "personnage conceptuel" (l'expression est de Deleuze), celui de l'idiotès, à la fois "l'idiot" de la sagesse populaire, et l'absolu singulier, le sage absolu de la tradition sceptique.

Le terme d'idiot charrie la représentation facile et controuvée d'un débile mental, incapable de jugement, influençable, ployable à tous sens, inepte et inapte, pauvre déchet de la société civile, comparable à l'imbécile heureux, souffrant de déficiences diverses et variées. Parfois cette simplesse est vue comme une possession divine, l'indice d'une accointance particulière avec le sacré. Les zaporogs qui massacraient joyeusement tous les habitants d'un village ennemi se prosternaient jusqu'à terre devant l'idiot, personnage sacré et intouchable. Ce qui révèle toute l'ambiguité de l'idiot, tantôt pauvre hère méprisable et méprisé, tantôt figure insigne du divin. C'est que l'ex-centrique dérange les catégories, ouvre d'emblée à l'angoisse de l'innommable, s'interprète aussi bien comme le meilleur et le plus bas.

Il y a quelque chose de cela dans le personnage de Pyrrhon, qui d'une part refuse de juger les sensations, quitte à tomber dans un trou, et d'autre part n'écarte pas l'honneur d'être nommé, par les citoyens d'Elis admiratifs, Grand Prêtre d'Hadès (Rappelons qu'Elis était la seule cité grecque à honorer ce dieu des morts dans un sanctuaire public). Personnage sybillin, énigmatique, à la fois hors de la cité (à l'écart, en ex-chorèsis, fuyant débats et controverses : "je ne juge pas") et singulièrement placé en son centre. Les uns, par la suite, moqueront son abstention, son indifférence, son refus de penser, son ignorance, son inculture, sa pusillanimité, arguant qu'il faut être bien sot pour faire profession de non-pensée - et pourtant les citoyens d'Elis lui dresseront des autels, et les Grecs le tiendront pour le plus grand sage depuis Socrate.

Personnage conceptuel : l'appellation peut semble étrange pour qualifier un homme faisant profession de dénoncer les pièges du concept et les illusions de l'intelligence. Mais il serait plus sot encore de le qualifier d'ignorant, d'inculte et d'imbécile, lui qui reçut les leçons d'Anaxarque et des "sages nus" de l'Indus, qui frotta sa pensée d'Hellène démocritéen à la culture perse et hindoue, et qui revint de l'expédition d'Alexandre avec une immense réserve d'images, d'expériences et de savoirs. Il en savait trop pour ne pas avoir compris la vanité du savoir. De retour à Elis il est l'homme hors-norme, le sans pareil, l'absolu-singulier, celui qui initie une toute nouvelle image du sage, non plus le sophistès (celui qui enseigne la réussite par la parole), ni le sage socratique (celui qui déclare que la vertu peut s'enseigner), et réfutant à l'avance la sagesse pratique d'Epicure ( sagesse fondée sur un savoir du cosmos) et les spéculations optimisantes des Stoïciens. Pyrrhon est l'idiotès en perfection : savoir du non savoir, refus des doctrines, abstention critique, suspension universelle, aphasie (a)philosophique, et s'il parle, et il parle d'abondance, c'est pour faire éclater la fausse légimité de la parole.

De là aussi une éthique absolument paradoxale : comment, dans ces conditions proposer un style de vie, donner des règles de conduite? Mais justement, pourquoi vouloir que l'éthique soit un catéchisme, un organon de préceptes, que de toutes manières nul ne peut suivre? Ethique du non dire, mais de l'acte. On dira que Pyrrhon ne fait rien et l'on a raison. Et l'on a tort. Car s'il s'agit de "faire", à l'occasion, ce n'est surtout pas selon une doctrine, tout au plus selon une exigence toute personnelle, au vrai parfaitement injustifiable et  incommunicable. C'est tout le contraire de ce que dira Kant plus tard, estimant que n'est moral que ce qui est universalisable. Rien, chez Pyrrhon, n'est universalisable : il porte l'idion à son point de perfection, où s'abolit toute justification, toute raison. Image troublante d'un sujet sans subjectivité.

 

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Si cet article a eu l'heur de vous plaire je me permets de vous proposer la lecture de ma "Philosophie de la non pensée", ouvrage  publié intégralement sur ce blog, sous la rubrique des "Publications personnelles".

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