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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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3 avril 2013

Du GRAND AUTRE

 

 

C'est Lacan qui a introduit la notion de Grand Autre. Freud s'en tenait à la distinction topique du ça, du moi et du surmoi. On peut se demander dans quelle mesure le Grand Autre est une extension du surmoi, une sorte de passage à la limite. On y retrouve cette idée que l'Autre, comme le surmoi, exerce une pression sur le moi, une demande énigmatique souvent contraire aux intérêts immédiats. "Fais ceci, ne fais pas cela", avec des menaces de rétorsion : culpabilité, conduites d'échecs, dépression. La conception freudienne m'a toujours paru claire, en particulier dans son "Malaise dans la civilisation", où il expose le rôle du surmoi dans l'édification et le développement de la culture, expliquant en quoi la satisfaction des pulsions est contrecarrée par cette instance culturelle, refoulante et répressive du surmoi. Par contre cette notion du Grand Autre m'a toujours posé problème. Il est vrai que les formulations lacaniennes sont volontiers alambiquées, de nature à engendrer toutes les confusions.

Dans son livre récent "La nouvelle économie psychique", Charles Melman apporte de précieux éclaircisements. Selon lui, dans la période actuelle, on assiste à un effondrement du Grand Autre et, corrélativement, à de nouvelles formes de jouissance, et bien sûr de pathologies, dont la conception classique de la psychanalyse ne peut rendre compte. Le Grand Autre - pourquoi grand si ce n'est pour signaler que cette instance est radicalement différente de l'autre comme semblable, cet autrui qui est comme moi, dans la même galère - et Autre parce qu'il représente un lieu psychique à jamais distinct de moi, à la fois externe et interne - source obscure d'une demande à moi adressée, contraignante, "impératif catégorique", source de tension, cause de mes devoirs, de mon angoisse et de ma culpabilité. Le grand Autre était d'abord exprimée dans la tradition, ces textes fondateurs, comme l'iliade, la Bible ou le Coran qui délivraient le sens de la vie, définissaient le bien et le mal, la justice divine et humaine. Plus largement le grand Autre ce sont les lois du langage, l'ordre symbolique, l'interdit et l'obligation qui fondent traditionnellement la vie sociale et règlent le cours de la vie psychique. Sa puissance est particulièrement visible dans les sociétés d'autrefois, et notamment dans le patriarcat. Désir et jouissance étaient référées à la loi, posée comme souveraine. Dans ce régime c'est la névrose qui exprime la douleur d'exister, pendant inévitable de la répression des instincts.

Il serait abusif d'identifier totalement l'Autre à Dieu, même s'il est manifeste que dans certaines religions on ait procédé de la sorte. Reste que l'incroyant, comme le croyant, était soumis aux mêmes exigences fondamentales, ce qui prouve que l'Autre excède la personne divine. De fait l'Autre n'est pas un individu, ni un groupe, ni l'Etat, ni aucune forme identifiable, religieuse, métaphysique ou juridique : c'est un lieu psychique collectif dont le langage, comme trésor des signifiants, est la meilleure indexation possible.

Charles Melman établit ceci : dans la civilisation contemporaine on assiste à l'effondrement de l'Autre. Plusieurs signes en témoignent : la perte de la langue au profit d'une sorte de code universel de désignation directe ; l'oubli des textes fondateurs ; la contestation universelle de la tradition et de ses représentants ; la chute des idéologies ; le refus de la mesure, perçue comme frustration inacceptable ; l'exaltation de la jouissance sous toutes ses  formes ; la dislocation de la famille ; la dépréciation de la fonction paternelle, bref une nouvelle économie psychique fondée sur la relégation du passé et l'invention d'autres normes, absolument inconnues jusqu'ici, et qui semblent déterminer de toutes nouvelles formes de pathologies : dépression, structures borderlines où s'exprime un déficit massif du désir.

On peut évidemment gémir sur les temps nouveaux. Mais cela ne règle rien. Il vaut mieux tenter d'analyser ce qui se passe. De nouvelles organisations psychiques sont en train de naître, et il est imprudent de juger sans comprendre. D'ailleurs dans ce panorama il y a aussi d'excellentes choses : qui se plaindra de ce que la sexualité soit moins réprimée, qu'une certaine liberté soit acquise, que les enfants aient droit à la parole, que l'on puisse divorcer si la vie commune est infernale etc. Le tableau est extrêmement complexe, où le meilleur côtoie le pire. C'est une révolution anthropologique dont l'avenir est incertain, avec des risques colossaux et des chances inouïes. Entre Michel Serre qui exulte et Melman qui s'assombrit, où est la juste position?

Il est clair que la figure traditionnelle de l'Autre a vécu. Personnellement je ne regrette pas le paternalisme et encore moins l'autoritarisme. Pour autant il faut prendre la mesure du désarroi actuel. Je ne vois pas comment, ni l'individu ni la société puissent se passer d'instance régulatrice. Ici la philosophie apporte quelques lumières, issues de son très riche passé, mais on ne saurait y trouver de réponse toute faite. Il faut prendre acte des changements, tenter de les comprendre, analyser les phénomènes, leurs itérations et leurs évolutions. Peut-être un nouvel ordre symbolique va-t-il se construire, qui tempère les excès et ouvre de nouvelles voies à la pensée, à la vie psychique et à l'action collective?

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Commentaires
A
Il y a beaucoup d'intelligence entre les hommes et les femmes, il manque peut-être une éducation un peu plus intelligente!
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G
J'en suis bien d'accord! Une certaine dimension de féminin n'est pas faite pour me déplaire, si hommes et femmes parviennent à trouver des rapports plus intelligents!
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A
Je trouve votre article très intéressant Guy.<br /> <br /> Je pense que trouver une juste mesure entre l'obscurité patriarcale (dans tous les sens du terme, patriarcale, c'est-à-dire incluant également Dieu le Père), et une liberté sans limite, est infiniment souhaitable en effet.<br /> <br /> Car personne ne pourra jamais être libre si nous ne limitons pas la liberté de tout un chacun.<br /> <br /> Mais par contre, que diable lol, qu'on introduise enfin quelques pensées joyeuses ET matriarcales dans le nouveau paysage à venir. Tous ces siècles passés, si masculins, ont connu trop d'autoritarisme et de guerres. Il nous faut passer à une symphonie qui tienne enfin compte de toutes les autres partitions. Rendre le monde plus joyeux, moins brutal, et plus libre, de cette liberté qui n'a rien à voir avec la permissivité sans fin, qui ne sera jamais capable de bâtir une société éthiquement juste et équitable.<br /> <br /> Bon après-midi!
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