NECROLOGIE des IDEES
La plupart de nos idées ne sont que farcissure, fantasme, extrapolation irrationnelle, fanfaronnade d'un esprit agité, convulsion épileptique. Les philosophes eux-mêmes n'échappent pas à la règle, qui nous intoxiquent volontiers de leurs constructions controuvées, comme fait Platon avec son Idée du Bien, son Démiurge et ses rêveries d'immortalité. Voilà beau temps que je suis inapte, par dégoût autant que par paresse, à suivre un raisonnement démonstratif, tant il m'apparaît patent qu'une démonstration ne démontre rien, si ce n'est la présomption de son auteur. A l'arrière de toute entreprise de persuasion je vois pointer une sourde intention de domination, un procès pervers de maîtrise sur les esprits, une indécrottable volonté de puissance. "Que me veut-on au juste?" - voilà la question qu'il faut se poser pour déboulonner les prétentions idéologiques des "maîtres à penser", ces dévots déguisés en libérateurs. La chose est relativement facile pour les tenants de l'idéalisme dont les "idées" ont de longtemps perdu toute acuité et vraisemblance. C'est plus difficile pour certains modernes qui déguisent soigneusement leurs sources, habillant de frusques modernistes et libertaires leurs vieilles passions de l'idéal.
J'aime l'intuition fondamentale de Schopenhauer, la révélation cruciale du vouloir-vivre, l'extraordinaire lucidité qu'il met à dévoiler les sortilèges obscurs et têtus de nos représentations : le désir inconscient, le refoulement, la dénégation, l'amnésie intentionnelle, la défiguration, la sublimation, le camouflage, et la variété elle-même qui dissimule habilement l'identité inchangeable des mobiles. "Eadem sed aliter" : toujours la même chose, toujours la morne et invincible répétition des mêmes tendances, mais déguisées, fricassées à la mode du jour, interprétant sous de nouveaus costumes le même rôle sempiternel. Tragi-comédie de l'existence humaine, qui fait qu'on hésite entre le rire exterminateur et les larmes. Tout cela est excellent. Mais voilà que le même homme nous invente une morale de la pitié - que lui-même ne pratique qu'en esprit, fort soucieux du reste de son intérêt propre - et, pire encore, une morale ascétique du renoncement, de l'abstinence et de la contention qui vous laisse pantois. Nietzsche aura les mots qu'il faut pour déboulonner cette pantalonnade "philosophique".
J'aime mieux imaginer Schopenhauer, chaque matin entre onze heures et midi, exécuter à la flûte quelque morceau de Rossini ou de Mozart, Rossini surtout qu'il apprécie plus que tout. Schopenhauer flûtiste, voilà une excellente nouvelle : un philosophe musicien ne peut pas être fondalement mauvais!
A dire vrai je m'intéresse de moins en moins aux doctrines, et de plus en plus aux faits et gestes, aux préferences subjectives, aux goûts et dégoûts, aux petites manies, aux terreurs inavouées, à l'idiosyncrasie des philosophes, un peu comme faisait Diogène Laerce dans ses" Vies et doctrines des philosophes illustres", qui faisaient les délices de Montaigne. J'aime lire dans cet ouvrage les diverses versions que l'auteur donne de la mort d'Empédocle, où l'on voit fleurir une douce-amère ironie à l'égard du fameux suicide de l'Agrigentin dans le cratère de l'Etna. On devine, avec délectation, que Diogène Laerce, tout en feignant de rapporter une histoire vraie, ricane par devers soi, y opposant sans ménagement une version fort banale et plate d'un décès sans gloire, consécutive à une chute et à une rupture du fémur. (livre VIII, 73)
J'aime imaginer Montaigne se faisant réveiller, en musique, au coeur de la nuit, pour mieux goûter la suavité du sommeil. J'aime voir Epicure, travaillé de douleurs, se faire couler un bain chaud, boire une coupe de vin pur, faire ses adieux à ses amis avant de trépasser. J'aime cette embrassade désespérée de Nietzsche, à Turin, qui, voyant un cheval frappé par son cocher, entoure fiévreusement le cou de l'animal avant de s'effondrer.
Et puis tant d'autres événements, fastes ou médiocres. C'est que les philosophes, mise à part leur féroce tendance paranoïaque, leur insupportable prétention et suffisance, sont de formidables échantillons psychologiques, des lascars tout à fait originaux et anomiques, psychopathes ou psychorigides, névrosés ou psychotiques, et toujours exceptionnels, maladivement intelligents, surprenants, novateurs et inclassables. Il ne faut jamais les croire quand ils parlent de sérénité, de bonheur, de sagesse et autres leurres pour esprits faibles : leur sérénité n'est jamais que de montre, eux qui sont ravagés par le doute, l'incertitude universelle, ou l'angoisse, quand ils ne versent pas, tout à l'inverse, dans une mégalomanie grandiloquante destinée à masquer leur profonde misère. Dans le genre il n'est rien de plus savoureux que les notes réunies par Schopenhauer sous le titre "Eis heauton" où il étale complaisamment sa haine du monde, son mépris colossal des humains, et, à la dérobée, l'invincible angoisse qui le ronge jour et nuit, et qui fait qu'il ne dort jamais sans son épée et ses pistolets chargés. Mais, en dépit de tout cela, et de tout le reste, je vous l'avoue, j'aime toujours Schopenhauer, et sa pensée, et sa personne, préférant décidément un malade génial à un normopathe encartonné.
Il ne faut point idéaliser les philosophes, ni idolâtrer la philosophie. Mais pour autant ne pas haïr, ni mépriser. Il y a là un terreau extraordinaire, un échantillonnage prodigieux de diversité, d'originalité, de folie, d'extravagance - et de beauté!