De l'ASCESE PHILOSOPHIQUE (2)
Mais laissons là maîtres, doctes et sages, et les enseignements, aussi lumineux fussent-ils. Il reste le choix existentiel, et celui-ci, dans mon cas, s'est affirmé très tôt. Adolescent je me savais voué à l'écriture. Je me rêvais poète. La philosophie vint plus tard, et elle ne me quitte plus, aussi peu que je la quitte. Nous voici liés par une sorte de contrat vital, sans échappatoire possible. La fuir serait me renier, encore que je m'autorise d'en changer la définition, la délivrant de toute définition. Ce n'est pas une matière de connaissance, ou d'enseignement, c'est un style de vie qui engage plus que la simple pensée. La spéculation y tient une place plus que modeste. L'affaire est plus globale, exposant le corps autant que l'esprit. Aussi suis-je fort attentif à tout ce qui est physique, sensoriel, émotionnel - ce qui concerne le thymos, autant, voire plus que l'intellect. C'est dans cette voie que pratiquaient les Anciens, que nous avons perdue, et que je m'efforce de promouvoir. Le terme de philosophie n'est qu'un mot commode pour désigner, fort improprement, le projet d'un vivre conscient de soi, qui pourtant admet les limites de la conscience. Aussi est-il toujours quelque chose qui excède la conscience, la sous-tend, l'induit et la mobilise, une part "maudite", "mal-dite" plutôt, réserve, continent noir, abysse, abîme et trésor inépuisable. Se mettre à l'écoute de cette inscience, voilà qui distingue le vrai philosophe, lequel ne se raconte pas d'histoires, qui se transforme au gré, et qui dans sa mue perpétuelle discerne la figure la Chance, cet autre nom du daïmon.
L'ascèse telle que je l'entends est une concentration sur la voie, un rejet des formes inférieures d'existence, de la dispersion, de la futilité, du divertissement sous toutes ses formes. C'est de considérer que le temps est précieux, qu'il ne faut pas le gaspiller, sans pour autant se raidir. Que de respirer consciemment est aussi important que de réfléchir, et que d'ailleurs la vraie réflexion se fait plus et mieux dans la détente que dans la raideur. Que d'écrire n'est qu'une forme parmi d'autres de l'activité philosophique, sa pointe extrême, le faîte, qui ne peut se sustenter que d'être porté par toutes les autres, sommeil, respiration, marche, digestion, élimination, réflexion, rêverie, méditation, cogitation, échange, discussion, perlaboration. Efforçeons-nous d'y être tout entiers, entiers dans chaque partie, quelle qu'elle soit.
L'ascèse est une concentration sur la valeur dominante, son affirmation résolue et réitérée. La valeur dominante c'est celle qui détermine ton choix existentiel, à la quelle tu acceptes sans reget de sacrifier les valeurs secondaires, ou de les soumettre pour les ranger sous la bannière de la principale. On ne peut mener plusieurs vies à la fois, aussi faut-il mener celle-ci avec conscience attentive et ménager ses efforts. C'est une banalité de dire que le temps se rétrécit avec l'âge, que la journée paraît plus courte à chaque jour, que la sensation d'urgence presse le coeur - mais quelle urgence? A faire quoi? Et pour qui? Quelle est cette oeuvre sublime que je n'aurais pas menée à terme? Pauvres chimères - il ne s'agit que de vivre, de vivre en conscience, et qu'importe la durée, si chaque jour, comme tous les autres jours, est vécue en conscience? Il ne saurait y avoir rien de plus, et rien de moins.
L'ascèse n'a rien d'ascétique. Ni mortification, ni génuflexion, ni larmes, ni prières. C'est, en souplesse et fermeté, un recentrage sur l'essentiel. A chacun de voir comment il saura mettre en oeuvre cette exigence, sans tergiverser.