D' un DEPOUILLEMENT PROGRESSIF
Se promenant dans un cimetière le philosophe demande aux trépassés s'ils souhaiteraient, à supposer que cela soit possible, de revenir à la vie. Considérant la somme de douleurs qu'il leur faudrait assumer dans cette nouvelle existence, les morts refuseraient d'un bloc, estimant le néant infiniment supérieur.
Cet apologue de Schopenhauer m'a toujours laissé songeur. Je ne doute pas, quant à moi, que bien des personnes, à l'image d'Achille dans Homère, préféreraient mille fois la vie, fût-elle d'un humble laboureur, que l'existence exsangue parmi les ombres. Le vouloir-vivre est si radicalement chevillé au corps qu'il inspire une rage d'existence telle, qu'elle acceptera de supporter les pires conditions, et il faut être parvenu à une singulière sagesse pour estimer, avec le Silène dans Sophocle, que
"Le mieux est de n'être pas né
Mais si tu l'es pourtant,
Retourne aussi vite que possible
Au lieu d'où tu es venu".
Deux sensibilités radicalement opposées s'expriment ici : le Grec, en général, veut la vie, la vie la plus riche, la plus intense. L'Oriental recherche l'affranchissement dans l'extinction, du moins dans ses plus hautes spéculations métaphysiques : être délivré enfin de la roue du sansara.
Selon mon expérience toute personnelle et limitée la vieillesse modifie notre relation vitale à la vie. Ce qui nous semblait jadis infiniment souhaitable perd chaque jour de sa valeur. L'impermanence ceesse d'être un concept abstrait et général pour devenir l' expérience sensible et intime de chaque instant : c'est le corps qui nous enseigne la vérité, et nous dispose graduellemnt à l'accepter, à la faitre nôtre. Ce qui était douleur insupportable, la diminution de puissance, la perte de la jeunesse, se transmue lentement en tristesse sereine, puis, encore un pas de plus, en pure et simple sérénité. Bientôt cessent les récriminations contre l'outrage du temps, s'installe par degré, sinon l'amor fati, du moins une sorte d'acceptation, qui n'est pas encore la pleine sagesse, mais son aurore. J'en suis là.
La soif de vivre, cette rage frénétique de tout explorer, tout expérimenter, tout connaître m'a quitté de longtemps, à supposer qu'elle fût jamais : soif de vivre, oui, rage jamais. Je n'ai guère été, de ma nature, porté aux extrêmes, plutôt poltron et réservé, mais ardent quant aux choses de la connaissance. Mais du savoir je sais à présent les impasses, et je n'espère plus grand chose de ce côté-là. Un solide pyrrhonisme m'a guéri à jamais d'une soif intempestive de savoir. Sachant que je ne sais rien, et que le savoir est impossible, je puis goûter à la saveur d'une tranquille insouciance : "tête bien faite plutôt que tête bien pleine" (Montaigne, bien sûr!). Avec cette conviction-là c'est le principal ressort de ma passion qui s'amollit, et dès lors il me semble qu'il n'y a plus grand chose à faire ou à espérer. A de certains moments je suis saisi d'une sorte d'ébahissement : "Quoi donc, c'est cela la vie, une morne glissade vers la mort?". Et à d'autres il me semble que cet état est le plus doux, le plus beau qu'homme puisse atteindre ici-bas, sérénité paisible, tranquilla pax, équanimité, euthymie, ataraxie, félicité pleine et entière. Ainsi donc j'aurais atteint cet état que toute la sagesse présente comme le souverain bien, et, ingratement, je m'en plaindrais encore?
A vrai dire nous ne goûtons les choses que lorsqu'elles se dérobent à nous. Notre malheur vient du regret: " Ah que n'ai-je su vivre quand il fallait, quand j'en avais le pouvoir, et maintenant il est trop tard". Lorsque ce regret se dissipe la place est nette pour une tout autre appréciation : le regard se détourne du passé et de ses pompes, se retourne vers le présent. Montaigne, se sentant vieillir, s'efforce de gouster doublement chaque instant, le redoublant en quelque sorte par la conscience attentive, le forçant à délivrer ce qu'il pouvait avoir d'unique et de singulier. Soit, mais cela ne me convient qu'à moitié. A cette aune nous souffrirons doublement en espérant doublement de jouir. Il est vain de s'accrocher, même au plaisir, que le déplaisir suit comme son ombre.
Je suis d'avis, en ce décours, de laisser-là projets, espoirs et craintes, de consentir tout doucement à l'impermanence, au cours naturel des choses. Je ne m'acharnerai ni à vivre ni à mourir, estimant un peu mieux chaque jour que la chose est en soi indifférente, évanescente, égale en son principe. "Il a vécu cent ans, le cher homme, quel courage, quel exploit!". Je n'y vois, quant à moi, que hasard, disposition du sort. Faveur ou défaveur? J'en connais qui se lamentent de ne pas finir plus tôt.
Je me range tout doucement à la devise de Bouddha : ni désir d'exister, d'exister encore et encore, de renaître indéfiniment, ni désir d'en finir. Les deux expriment égale rage, égale dépendance. La sagesse dit plutôt: ni l'un ni l'autre (ni vivre ni mourir), ni les deux ensemble (à la fois vivre et mourir), ni ensemble pas l'un et pas pas l'autre (ni ne pas vivre ni ne pas mourir). Que reste-t-il? La douceur d'un automne qui s'en va vers l'hiver, un dépouillement progressif et irréversible jusqu'à l'irréversible définitif et sans reste.
Comme le vol d'un oiseau
Qui ne laisse nulle trace
Je suis venu je m'efface
Le ciel est si pur, si beau!