POURQUOI PYRRHON est INEBRANLABLE ?
Ce qui fait la position absolument singulière de Pyrrhon, son idiosyncrasie absolument originale et incomparable, ce n’est nullement, comme on pourrait croire, la pratique du doute – le fameux doute sceptique – mais le fait, confirmé par Diogène Laerce, qu’il est, en toutes choses, « inébranlable ». Ce trait est fondamental, et à le manquer, on manque l’esprit véritable du pyrrhonisme. Pyrrhon est de fait parvenu à un point suprême, celui où toute forme de doute est résolument et définitivement écarté.
Voilà qui peut surprendre. Pyrrhon est dit « imperturbable », ce qu’il faut entendre à la lettre : rien ne peut le perturber, et pourquoi cela ? Réponse : parce qu’il s’est détaché de tout, de tout jugement d’affirmation et de négation, estimant que toutes les choses (pragmata) sont inconnaissables, hors de prise, indéterminables et insaisissables. Aucun jugement ne peut s’exercer parce qu’aucun jugement ne dispose d’un fondement assuré. On peut toujours parler, mais en toute rigueur on parle de rien. Les mots, les concepts, les représentations glissent dans le vide, sans rien signaler de la réalité des choses. Croyant parler des choses nous ne parlons que de nous, de nos affects et de nos désirs. « Nous ne connaissons que nos affects » (Diogène Laerce IX, 103). Sachant cela, le sage pyrrhonien ne juge ni ne méjuge, abolissant le jugement lui-même : non pas une suspension momentanée, un retrait de méthode, pour mieux juger ensuite, comme fera Descartes, mais une suppression définitive et sans appel.
« Je ne détermine en rien » : voilà une position ferme qui fonde l’inébranlabilité. Position théorique : il est vain de chercher quoi que ce soit puisque tout est insaisissable (akataleptikon). La conséquence c’est la fin de la quête, et, logiquement, un positionnement de sagesse, en rupture totale avec la quête infinie, interminable de la philosophie. Le sage pyrrhonien peut dès lors goûter l’ataraxie, la sérénité, et la douceur (cité par DL en fin de chapitre).
A partir de ce point zéro, de cette vacuité de savoir et de discours, Pyrrhon pourra combattre sans relâche toutes les positions dogmatiques, toutes égales, également ineptes, toutes victimes de l’illusion et de la prétention de savoir. Si le pyrrhonien parle encore, et sans doute parlera-t-il de moins en moins, c’est pour pourfendre ces naïfs gonflés de vent qui font profession publique. La parole pyrrhonienne est comme un purgatif qui élimine les toxiques tout en s’éliminant elle-même.
Pyrrhon introduit une rupture définitive avec la tradition de recherche. Ce n’est pas un hasard s’il fait l’objet d’un ostracisme universitaire, d’un déni et d’une relégation. Il faut choisir, décidément, entre lui, et tous les autres.