Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 376
13 novembre 2012

De l'OBJET PERDU, et de PYRRHON

 

 

 

 

 

 

De l’OBJET PERDU, et de PYRRHON

 

 

C'est une idée étrange, renversante : et si notre destinée personnelle, dans ses choix, ses options fondamentales, ses refus et ses fixations dépendait presque exclusivement de la place que nous avons attribuée à l'objet perdu? 

Quel est cet objet perdu ? La question est secondaire : même si les éléments de réponse ne manquent pas, ils n'en épuisent pas la nature. On peut dire : le sein maternel, réel ou imaginaire, la matrice, les eaux amniotiques, le double fantasmé, et bien autre chose encore. Dans un registre plus philosophique on évoquera la nature, la vie universelle, dont la culture, le langage nous ont  séparés. D'autres diront c'est Dieu. Soit, et puis tout ce que vous voudrez. De toute manière une perte originelle s'est faite par laquelle nous accédons à l'existence séparée. Dans certaines cultures on prenait grand soin du placenta, qui, à la manière d'un bon génie, accompagnait symboliquement le sujet dans sa trajectoire de vie. Dans nos campagnes on plantait un arbre. Un certain quelque chose de particulier, d'exceptionnel, devait marquer une place, signifier le manque, l'inscrire comme registre de naissance dans le champ de la réalité. Nous avons perdu ces usages, et nous nous sommes appauvris.

La question est : comment avons-nous géré la perte? Qu'est devenu l'objet? Où est-il placé dans la structure psychique? Quelle fonction joue-t-il dans notre vie? Et d'abord et avant tout, est-il bien perdu, ou, tout au contraire, omniprésent dans une apparente et fallacieuse absence?

On se souvient de la phrase extraordinaire d'Amélie Nothomb : " Après, il ne s'est plus rien passé". Après quoi? Après son entrée  dans le langage, après la perte de l'enfance, après le départ du Japon, après, après tout ce que vous voudrez...Et pourquoi ne s'est-il plus rien passé, comme si la vie s'était définitivement arrêtée, brisée dans son élan par le cataclysme d'une rupture irréparable?

On peut rester à jamais hagard, "étonné", frappé du tonnerre, sidéré, foudroyé, à rappeler, réévoquer, ruminer, recalcifier et décalcifier indéfiniment le moment fatal de la sidération. Nostalgie infinie de l'avant, éternisation mélancolique, dont témoigne maint oeuvre littéraire, comme par hasard.

Plus grave est le déni pur et simple. Le sujet ne dira même pas que rien ne s'est passé, ce qui suppose au moins une conscience de l'événement suivie d'une dénégation, non, ici pas de conscience du tout : rien ne se passe en effet.

Le plus commun est de savoir obscurément qu'il s'est bien passé quelque chose, mais on ne sait pas quoi au juste, et puis on ne veut pas vraiment savoir, on se contentera de fermer les yeux et d'halluciner, vers l'avenir, de joyeuses et belles retrouvailles, comme dans le trop fameux coup de foudre, second coup, dont on espère qu'il annulera le premier, l'originaire, par une sorte de magie, magie de l'amour, magie de l'objet retrouvé, magie de la complétude retrouvée, illusion d'abolir le temps, de recréer une sorte d'éternité d'avant le temps, d'avant la coupure. C'est ainsi que marche le monde, dans l'espoir de vivre demain faute de vivre aujourd'hui. "Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre" (Pascal). Et nous voici, entre désir et aversion, deux faces de la même médaille. Toute chose dans le monde se voit ainsi caractérisée selon le principe de plaisir-déplaisir, bivalence des choses, bipolarité du sujet : plaisant et déplaisant, agréable et désagréable, bien et mal, favorable et défavorable, sukha et dukha, et dans le sujet lui-même la bascule indéfinie de l'exaltation à la dépression, et inversement, ou comme dit Schopenhauer de la souffrance à l'ennui et de l'ennui à la souffrance. On peut fermer les yeux, encore une fois, ne recueillir que le côté agréable des choses, se maintenir dans un optimisme de façade, mais comment avoir l'agréable sans le désagréable, éviter les rechutes dans le désespoir?

Désir et aversion renvoient à l'ignorance, cause réelle du processus. Ignorance, ou méconnaissance, ou volonté d'ignorance : je m'obstine à vouloir que l'objet puisse se retrouver, d'une manière ou d'une autre, je m'obstine à désirer l'impossible, refusant le réel de la perte. Je veux maintenir coûte que coûte l'horizon d'une satisfaction à venir alors même que je constate très évidemment que l'horizon s'éloigne à chacun de mes pas. Je le sais, mais ne veux pas le savoir. On dit que l'espoir fait vivre - ou plutôt l'illusion. En termes bouddhiques : c'est l'espoir qui éternise le Samsâra. En termes plus modernes : l'espoir entretient un certain type de vie, que l'on peut apprécier un temps, mais dont on peut aussi bien se lasser : "L'éternité c'est long, surtout vers la fin"(Woody Allen).

On ne peut forcer personne à s'en lasser. Affaire d'idiosyncrasie, ou de tempérament, lassitude, dégoût, rejet, condamnation. Qui suis-je donc si je ne vis que d'espérer le retour de ce qui fut et ne sera jamais plus? Qui donc suis-je de n'être que passion et fureur, impuissance et rage, illusion et méconnaissance? Pourquoi devrais-je m'identifier à cette soif, qui certes est en moi, mais qui n'est pas moi?. Mais alors qui suis-je donc, si le ressort secret de ma vie n'a été que cette longue marche sous le soleil, tantôt rouge, tantôt noir, de l'espérance? 

Je puis comprendre ceci :c'est l'attachement à l'agréable, l'aversion pour le désagréable qui sont à la racine de nos jugements sur la réalité, qui créent les différences, qui opèrent par différenciation : différance indéfiniment reproduite, renaissant indéfiniment, me clouant sur le clavier de clous, me déchirant à l'infini, Prométhée sanglant sur le rocher de la déréliction. Tout notre langage conspire à maintenir ces différences, opinions, jugements, traditions, évaluations. Toute la culture repose sur ces tables de la loi civile : juste, injuste, vrai, faux, valide, invalide, bien, mal etc. C'est toujours et encore le même monde, sous tant de formes et de figures différentes, masques multiples et vains de la différance.

Avec l'écroulement de l'objet tombent nos attachements. Osons la formule : plus d'objet, plus de désir. Par quoi il faut entendre le vieux désir de  nostalgie, de reconstitution de soi. In-différence, non pas comme absence, stupidité, mornitude, mais comme ouverture à la vacuité. Vacuité des choses - elles ne sont plus ces objets merveilleux ou terrifiants de la bipolarité psychique, - elles sont ce qu'elles sont : vide et forme. Vacuité du moi - non plus cette idole intérieure que je m'obstine à nourrir de mes espoirs et de mes larmes, mais un ensemble plus ou moins cohérent, fluide, instable, évoluant au gré de la fluctuation universelle.

A-diaphora, disait Pyrrhon : in-différence, ne pas se laisser tromper par les différences induites par la culture et par la subjectivité désirante. A-katalepsia : impossibilité de saisir (les choses), non-saisie, d'où l'a-taraxie, le non-trouble de l'âme.

Philon  de Phlionte fait l'éloge de Pyrrhon en ces termes: 

 

"O vieillard, ô Pyrrhon, comment et d'où as-tu trouvé moyen de te dépouiller

 De la servitude des opinions et de la vanité d'esprit des sophistes?

 Comment et d'où as-tu dénoué les liens de toute tromperie et persuasion?

 Tu ne t'es pas soucié de chercher à savoir quels sont les vents

 Qui dominent la Grèce, d'où vient chaque chose, et vers quoi elle va".

 

De ce nouveau point de vue en effet qu'importent les opinions, les faveurs et les vents? On ne sera pas en dehors du monde et des "réalités", mais certes on y sera de toute autre manière, singulièrement éloigné des jugements de valeur qui font la guerre et la paix. Et c'est d'une toute autre paix que nous saurons vivre, si toutefois nous pouvons risquer quelques pas dans cette autre réalité. Timon encore, à propos de Pyrrhon:

 

"Voici ô Pyrrhon, ce que mon coeur se languit d'entendre :

 Comment fais-tu donc, étant homme, pour mener si aisément ta vie dans la tranquillité

 Seul parmi les hommes, leur servant de guide à la façon d'un dieu?

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
O
Clarté de vos écrits...<br /> <br /> Pyrrhon ou le bousculement des croyances<br /> <br /> Pyrrhon ou le basculement du voir<br /> <br /> Qui perce et désen-chante le monde, l'ouvrant au seul vrai chant<br /> <br /> celui de l'apaisement qui se réalise à cet instant.
Répondre
Newsletter
153 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité