DU VIVRE
Vivre échappe de sa nature à toute spéculation, à tout effort de représentation. Cela – le vivre en sa radicale fluence - glisse en dehors des filets du langage, se déverse de toutes parts, ne fait jamais système, ne se range à aucun dogme. Impossible de savoir, de prévoir et de pouvoir. Tout ce que nous en pensons n’est qu’effet d’imagination, illusion de maîtrise, rétrospection et reconstruction. Je veux entreprendre la rédaction d’un texte, j’en définis les grands traits, et voilà que dès les premières lignes ma pensée s’en va vers d’autres horizons, et j’aurais bien tort de me cramponner à mon plan initial. Tout au contraire, je me fais l’écho de ces diverses et fantasques survenues, je les accueille, je me réjouis de ces folâtres perturbations. « Mes pensées sont mes catins » écrivait Diderot, et ma fois, c’est joli, et c’est vrai, pour lui comme pour moi. Pourquoi s’empêcher soi- même, se brider par de futiles argumentations d’ordre et de méthode ? Nous ne sommes plus au lycée, et voilà de longtemps que nous appris à penser. Vient un âge où la fantaisie est plus vraie que la rigide soumission à la logique.
Il y a un temps pour la méthode, pour la rigueur et la contention. Il y en a un autre, pour les avisés, qui n’est plus que gaillardise, écoute du vent, volupté de l’improvisation.
Il en va du vivre comme de l’écrire. Se former d’abord, inventer ensuite, si toutefois la formation ne nous a pas totalement déformés, comme il arrive trop souvent. Pour y survivre, il faut une singulière foi en son étoile, une sorte d’obstination inébranlable : j’apprends de Pierre et de Paul, je feins de me soumettre à toutes les règles, mais par devers moi je ne cède pas d’un pouce sur l’essentiel. Je veux bien apprendre la grammaire, l’histoire et la philosophie même, mais tout cela n’est qu’habillage, technique d’exposition, et pour l’essentiel c’est de moi seul que je tirerai la matière et la substance du vivre et de l’écrire. Fondamentalement, je n’ai rien appris que je ne susse de toujours, inscrit en lettres d’or et de sang dans le tréfonds de ma conscience. Ce qu’on appelle l’inconscient n’est que l’empêchement momentané, circonstanciel à la vérité, laquelle saura bien se frayer un chemin, ou demain ou après-demain. La patience est mère de vérité.
Tout cela pour en arriver à la chose : que valent nos doctrines et nos constructions si, au premier décours, elles exposent leur caducité ? Il ne faut retenir que ce qui se vérifie moultes et moultes fois, et cela tient en quelques formules, minces comme l’entame du couteau. Tel ce proverbe qui dit : s’asseoir sur le tranchant du sabre.
Je connais peu de choses utiles en la philosophie, la plus grande part n’étant que poussière « que vent emporte ». C’est le vent qui fait le tri : observez ce qui reste après l’ouragan.
Le privilège de l’âge c’est la liberté : nulle autorité externe ne saurait infléchir notre résolution, non que nous prétendions à quelque vérité indiscutable, mais nous en savons assez pour ne plus déléguer le souci de soi. « Que nul, étant jeune ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt, ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme ».Epicure : Lettre à Ménécée, 122)
Et cette liberté est si précieuse, si miraculeuse, comme un amour tardif plus vrai que tout amour, plus heureux, plus gratifiant, plus espiègle, artiste et polymorphe que tout amour. Je puis dire aujourd’hui : cela en valait la peine.