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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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25 septembre 2012

Du PHILOSOPHER comme ACTE : Nietzsche blogueur?

 

 

 

 

Un lecteur m’interroge sur la spécificité de l’acte, qu’il distingue de l’action. Je ne sais si cette dichotomie est bien pertinente, ou si ce n’est qu’effet de langue. L’acte serait une intervention isolée, ponctuelle, factuelle, l’action impliquerait une certaine temporalité, une durée relative : projet, calcul des données et des opportunités, décision, exécution, qui serait l’acte proprement dit. Peut-être est-il loisible de distinguer deux sortes d’actes, l’acte programmé (dans la série définie plus tôt de l’action), et l’acte impréparé, soudain, opérant comme un surgissement dans le réel. Cette seconde forme est plus intéressante. Essayons d’y voir plus clair.

Je me demanderai : m’arrive-t-il d’exécuter des actes non préparés, qui posséderaient ce caractère de soudaineté, d’improvisation ? Le lieu de mon action est l’écriture, essentiellement, mais aussi le dialogue philosophique (café-philo, ateliers, conversations, interventions publiques) et la conduite des cours de relaxation. Toutes ces activités impliquent la temporalité de l’intention, du projet, de la décision et de l’exécution. L’acte est programmé, pour l’essentiel. Mais cette programmation en réduit singulièrement l’intérêt. Quand j’étais professeur je me gardais bien de préparer le cours dans tous ses détails, laissant de larges plages à l’improvisation, au risque de dérapage ou d’incohérence, mais aussi à la fantaisie inventive, à l’irruption de l’incongru, à la « trouvaille » impréparable, qui donne tout son sel à la communication verbale. Vers la fin je ne préparais plus rien, si ce n’est un plan assez grossier, m’abandonnant pour le reste à l’inventivité hic et nunc. Et cela donnait à mes cours un certain air de juvénilité, un ton primesautier, une fraîcheur qui séduisait mon auditoire, et me garantissait moi-même de l’ennui.

Aujourd’hui je n’ai plus envie de faire des cours, je préfère les discussions spontanées, ouvertes, imprévisibles, bien plus fidèles à l’esprit de la philosophie vivante telle que l’entendaient les Anciens.

Mais la chose est encore plus manifeste dans l’écriture. J’ai ma politique, et je m’en satisfais. J’aime plus que tout, le matin, ouvrir ma machine, comme je fis ce matin, sans plan, sans sujet préconçu, sans projet défini, et, pipe allumée, café chaud odorant, jeter un regard distrait sur ma page de la veille, attendant qu’un sujet se présente de lui-même, et cela ne va pas sans une certaine angoisse de page blanche, mais rien ne m’oblige à écrire, ni contrat ni obligation alimentaire, si ce n’est cette passion ouverte à l’inconnu, ce léger frémissement intérieur, cette incertitude, ce vertige, cette curiosité : de quoi pourrais-je bien parler ce matin ?

Rien ne vient ? Je ferai autre chose, lecture ou promenade, ou méditation. Mais le plus souvent le petit génie me souffle une idée, ou une image, une question, un souvenir de rêve ou de conversation. Et je me lance. A dire vrai il y faut une condition impérative : que la première phrase se présente sans effort, comme un don des dieux. Celle-ci plaquée sur la page je suis parti, et rien ne m’arrêtera, que l’heure du déjeuner. Je m’étonne parfois de la facilité, de la prodigalité de mon daïmon. Il n’est jamais avare, jamais cauteleux, il donne sans compter, il m’inspire, au sens physique du mot. Je me laisse respirer et les mots coulent sous mes doigts. C’est l’acte pur, dans la mesure où il peut exister un acte pur.

Certes, si je me relisais, ce que je me garde bien de faire, je serais horrifié : répétitions, hésitations, balbutiements, approximations, erreurs, errements, mille sortes d’insuffisance ou d’incongruités, de quoi vous dégoûter d’écrire. Mais ici je ne fais pas un livre, un blog ne saurait rivaliser avec un livre. Mais à quoi bon des livres si personne ne les lit ? Le blog procède autrement : il y faut une écriture gaillarde, enjouée, rapide, cursive, envolée, joyeuse et allègre comme un petit matin de printemps, à mi chemin entre l’écrit et l’oral, avec les rapidités de l’oral, les imperfections inévitables, la prolixité et la facilité, tout en conservant de l’écrit le souci du bien dire, de la justesse de l’expression, de la concision et de la clarté. Je ne doute pas que l’écriture philosophique en soit, à terme, modifiée. Et si de grands savants continuent fort légitimement de publier de savants livres, toute une génération nouvelle de jeunes penseurs et poètes vont secouer le cocotier de la philosophie, inventer de nouvelles procédures d’exposition, engager le dialogue avec les lecteurs, et peut-être renouveler totalement la pensée.

Petit test : imaginez que Nietzsche ait connu internet et se soit exprimé sur blog ! Au lieu de publier misérablement  deux cent exemplaires d’un livre  que nul ne lit, le voilà qui s’adresse directement au public, engage le dialogue, vocifère, exulte, incendie, se lamente, pleure et jubile, et pensez-vous qu’il n’aurait pas ému, excité, exaspéré, enthousiasmé des milliers de lecteurs ? A quand un Nietzsche blogueur ?

Je ne dis pas que le livre est obsolète.  Rien ne remplacera jamais l’édition des Essais, ou la Lettre à Ménécée. Mais parallèlement à la pensée mûrie qui se délivre dans un texte magistral imaginons l’acte de la pensée qui se fait, que l’on voit pour ainsi dire se former toute nue et crue sur la toile !

Je ne partage pas l’opinion des puristes, leur mépris et leur suffisance, même si je suis très évidemment un homme de livre, amoureux du livre, un qui aime le texte bien fait, net, précis, concis, inépuisable. Mais la philosophie se meurt de s’être cantonnée dans l’érudition, l’étude interminable des classiques, la répétition savante, la glose et la contre-glose. Celle qui se fait se fait au café, sur le trottoir, chez soi et entre amis, au lupanar même, comme faisait Diogène, si par là quelque chose se met à danser dans les cervelles qui  ressemble au feu d’Héraclite !

De l’air camarades ! Craignons le rance, évacuons le rance, le putride, le nauséeux, le fangeux, le visqueux, le gluant, le putrescent, l’infamant ! Ne craignons pas de nous exprimer avec tous les moyens du bord, inventons de nouvelles bonnes feuilles, de toutes les manières, de nouvelles in-solences, nouveaux délits de philosophie ouverte et vagabonde : « vulgivaga Voluptas » !

 

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Insolence : le vieux verbe français « souloir », du latin solere : (avoir l‘habitude), implique son contraire : in-solent : inhabituel, inaccoutumé, in-solite, avant de désigner l’insolence comme manque de respect.

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