Du PLAN d' IMMANENCE
« L’apparence l’emporte sur tout » écrit Timon, qui passe pour un fidèle défenseur de la sagesse pyrrhonienne. Cela signifie qu’il n’existe que des apparences, ou mieux des apparaître-disparaître, lesquels ne renvoient à nulle essence fixe et permanente, à nul Etre. Il s’agi t de ruiner à tout jamais l’opposition classique de l’apparence et de l’essence, de l’être et de l’apparaître : le terme même d’apparence devient caduc, puisque « rien » n’apparaît plus, si tout apparaît au même titre et de même valeur. Marcel Conche établit dans son livre « Pyrrhon et l’apparence » qu’il faut entendre ceci : ni « apparence de »(l’être) ni « apparence pour » (un sujet), mais apparence absolue, détachée de toute référence à l’être et au sujet. C’est dire que toutes les catégories de la métaphysique volent en éclats : l’être, le sujet, l’objet, leur rapport, et conséquemment la connaissance, l’erreur et la vérité. Quelle sublime dévastation, non seulement de toute théorie positive ou négative, mais de toute possibilité de théorie ! Que l’objet disparaisse comme support d’un savoir, et voilà que le sujet subit nécessairement le même sort, s’il n’est d’objet que pour un sujet, et de sujet que face à un objet. C’est le rapport, jugé nécessaire entre les deux, qui se voit à jamais disqualifié. Pyrrhon ne parle jamais d’objets, encore moins d’ « étants » (onta, ou eonta), mais de « pragmata », terme volontairement évasif, renvoyant aux choses humaines (les affaires, les actions) aussi bien qu’aux choses de la nature (comme en latin on dira : res, natura rerum). Il n’ y a que des choses, et dès lors l’homme est chose aussi bien, ne jouissant d’aucun attribut spécial dans l’in-différence universelle (a –diaphora). Dans cette égalisation sans reste (métaphysique), dans cette réduction généralisée, rien ne fait plus relief, rien ne se peut connaître, apprécier particulièrement, si toute chose est isonome à une autre, mais aussi bien, toute chose, et n’importe laquelle, peut se voir choisie, selon les circonstances, selon la disposition, dans la fulgurance du Kaïros (Anaxarque).
Le terme d’apparence, dans une telle perspective, se révèle inadéquat. C’est un mot français, et en français il fait couple avec être. Si je dis « to phainomenon » : ce qui se donne à la lumière (Phaos), les embarras disparaissent. Tout ce qui existe se donne à la lumière, fût-ce l’obscur, l’invisible, si la lumière, soudain, le fait « apparaître », le révèle, le présente comme présent, dans la fulgurance de l’instant : kaïros. La lumière se révèle elle-même en révélant les choses, et le regardant et le regardé, regard « réfléchi », commune présence, unique présence.
Il est bon, comme le fait remarquer François Julien, de préférer immanence à apparence (« Un sage est sans idée »). Je ne suis pas sûr que sa critique de Pyrrhon soit intégralement pertinente. Il me semble qu’il néglige le versant résolument « oriental » de Pyrrhon, sa sortie hors de l’hellénisme et des catégories aristotéliciennes (principe d’identité, tiers exclu, causalité, puissance et acte, sujet-objet etc). La perspective pyrrhonienne devient absolument claire si, en effet, on préfère le terme d’immanence, et qu’on considère le phainein( l’apparaître), le phainomenon( l’apparaissant) comme des jeux de lumière et d’ombre sur la surface universelle, le plan d’immanence indifférencié, où toutes choses sont « également in-différentes, im-mesurables, in-décidables ».
Parvenus jusqu’ici, nous voilà en mesure de penser le plan d’immanence, ce qui est en soi peu de chose, s’il s’agit avant tout de le sentir, le percevoir et le vivre. Mais il n’est pas vain de procéder à une clarification préalable – en quoi nous sommes encore philosophes – sous réserve de changer radicalement de « style » : Pyrrhon remarquait qu’ «il n’est pas facile de dépouiller l’homme ». Ancrés par nécessité dans une culture qui évalue, catalogue, préfère et rejette, comment revenir à une sensation native et naturelle de présence indifférenciée, omni-englobante, à une physis sans cause ni finalité, qui nous porte, nourrit et détruit dans l’in-différence universelle ?
Quelques expressions de la langue commune témoignent au demeurant de cette possibilité oubliée : il y a, ça va, ça passe, c’est ça et c’est pas ça, il pleut – en allemand on dit : ça pleut, ça dure, ça est plus fort que moi. Cette idée - mais est-ce bien une idée – d’un ça antérieur à toute détermination, évasif, allusif, référant sans référer explicitement à quoi que ce soit, et à n’importe quoi, qui n’est pourtant pas tout à fait n’importe quoi, sans être pour autant ceci ou cela, à la fois ceci et pas ceci, pas plus ceci que cela (« ou mallon ») – à y regarder de plus près il y a dans le langage quelques ressources pour approcher d’une attitude refoulée, qui pourrait s’exhiber dans une a-philosophie, inviter à voir-ça plutôt que de savoir, expérimenter naïvement une manière différente – in-différente de sentir, de percevoir, d’imaginer, - et de vivre.
Je dois beaucoup, dans cette analyse, à Marcel Conche et à François Julien, qui m’ont indirectement aidé à clarifier mes propres perspectives. Mon propos, cependant, est de déboucher sur une pratique : j’espère plus du côté de l’expérience corporelle, « somatopsychique ». J’ y reviendrai nécessairement.