La TRAVERSEE de l' ACHERON
« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron »…
Cette double traversée, avec l’incertitude vitale qui l’accompagne, donne à l’existence une couleur très particulière, comme une suspension dans le vide, une sorte de vol horizontal sur place, une langueur quasi italienne, comme un long crépuscule toscan, entre vignes et bosquets, un halo de brume rose et bleue, une subtile touche d’indifférence amusée, vaguement inquiète, débonnaire et désabusée. Je n’ai plus de ces angoisses ravageuses qui vous tordent le ventre, de ces désespoirs, de ces terribles envies d’en finir. Il me semble même que de vivre comme je fais, ou de survivre au gré des jours est une manière délicate et rusée de jouer avec la mort, comme si elle était déjà passée sur moi, à travers moi, sans me détruire. Je vaticine dans une espèce de no man’s land, SDF de la vie, sur les crêtes d’un lieu sans lieu, à mi chemin entre terre et ciel, tantôt flottant sur les nuages, tantôt glissant sur les pentes, Sisyphe crépusculaire et valétudinaire. Je ne cultive aucune passion, et à vrai dire l’énergie, à supposer que j’en eusse, ne me pousse plus à jouer avec l’impossible. On appelle cela, parfois, sagesse, mais c’est avant tout alanguissement, fatigue, langueur automnale, fin de partie, fin de jour et de jouir. « Ai-je passé le temps d’aimer ?» demande avec angoisse le poète. Mais moi j’ai la réponse, elle a l’âcreté des résignations inévitables. Point de mélancolie dans tout cela, mais la patience des longs jours d’intervalle, entre deux saisons, l’une qui traîne encore, l’autre qui tarde à venir.
A vrai dire je n’attends plus rien, je n’espère rien, je ne redoute rien, simplement je me maintiens, ne désirant rien que cette maintenance même, de jour en jour. Un jeune y périrait d’ennui. Mais moi je ne m’ennuie jamais. Non que j’aie fort à faire, proprement je ne fais rien. Je goûte le mot de Goethe selon qui l’âge apporte avec profusion ce que la jeunesse a cherché en vain. Et si j’osais une expression allemande je dirais : « Gelassenheit » : calme, sérénité, ataraxie. Ou encore : je ne laisse pas d’accueillir, - réceptivité.
Cette disposition est en contradiction avec l’image traditionnelle de la virilité, qui est plutôt agressivité, conquête, élan, pénétration. J’ai fait en moi la part belle au pôle féminin, réceptif, accueillant, englobant, sans verser dans un douteux hermaphrodisme. Mais l’homme n’est vraiment soi qu’à développer les deux polarités, et qu’ensemble elles poussent vers le haut. C’est en quoi le vrai sage est toujours taoïste.
« Deux fois vainqueur… ». Je ne dirai rien de la première maladie, qui en des temps anciens, m’aurait emporté de longtemps. Quant à la seconde, j’y suis, et n’en sortirai que par la porte arrière. Mais elle peut me laisser quelque délai, avec de la chance, et un traitement adapté. J’ai le souvenir horrifique de la salle de réanimation, de ces longues journées et nuitées d’abandon total, d’esseulement sans recours, de confusion mentale, de déréalisation et de dépersonnalisation. J’y ai vécu ce que vivent certains psychotiques, anxieux de tout, persécutés par leur délire, incapables de trouver âme compatissante autour d’eux, voués à la déréliction la plus épouvantable. Quant je repris mes esprits, après quelques jours de » calvaire, je ne savais si j’avais rêvé, ou perçu, dans une aveuglante lucidité, l’inanité absolue de toutes choses, et de moi-même au premier chef. J’avais bel et bien traversé l’Achéron, et je me retrouvais hagard et perclus sur une rive étrangère où tout était frappé de mort, tétanisé, minéralisé. Comment croire, après cela, à la réalité de notre vie, à toute chance de continuation, à la valeur de nos croyances, à nos rites simiesques, à la mesquinerie de nos débats et projets, à tout ce qui fait l’espoir et l’idéal des humains. Certains de mes compagnons d’infortune en sont revenus plus déterminés que jamais à reprendre tout naturellement le cours de leur vie, comme si rien en somme ne s’était passé, retrouvant leur foyer ou leur profession sans autre inquiétude. Moi aussi je suis sorti de la clinique, j’ai retrouvé mes pénates, je me suis comme on dit réadapté au monde. Mais fondamentalement je n’étais plus le même. Existentiellement je suis détaché. Je n’adhère plus, à supposer que j’aie jamais réellement adhéré à quoi que ce soit. Disons : je faisais semblant d’adhérer, maintenant je ne fais même plus semblant, j’expose ouvertement ma non-adhérence et ma non-adhésion. C’est là trop d’effort. J’assume la distanciation, et à l’occasion je m’en glorifie.
En tout cas, d’avoir vécu plusieurs anesthésies, de n’avoir rigoureusement rien senti durant les opérations, de m’être réveillé parfaitement inconscient des transformations opérées dans mon corps endormi, j’en tire la plus éclatante vérification de la maxime d’Epicure : « la mort n’est rien par rapport à nous, puisqu’elle privation de sensation ». Mourir n’est rien en effet. Aucune âme ne traverse l’Achéron, le corps qui était avant n’est pas le corps qui est après, il y eut une coupure radicale, « un temps mort », une absence totale, bien plus profonde que l’inconscience de nos nuits. Et celui qui ressuscite n’est pas celui qui s’endormit. Quant à moi, fort de ce savoir paradoxal d’un savoir sans contenu, pure forme du vide dans l’Ab-sence sans trace, je me fais fort de tirer de ce savoir une leçon.
Je suis un peu comme ces gens qui ont fait une expérience de la mort proche, mais plus encore, je ne bâtis aucune doctrine sur l’au-delà de la mort, je me contente d’établir que l’absence de conscience équivaut, pour le sujet, à la mort, et que dès lors, tout vivant que l’on soit, on n’y est plus comme avant : on peut vouloir dynamiser la vie, vivre cent fois plus, ou, à l’inverse, se tenir dans un espace intermédiaire, entre flux et reflux, décidant de n’être plus rien, si ce n’est ce regard détaché sur les plaines sanglantes du monde, avec pour seule patrie l’immensité indifférente de la nature.