Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 376
21 août 2012

La TRAVERSEE de l' ACHERON

 

 

 

 

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron »…

Cette double traversée, avec l’incertitude vitale qui l’accompagne, donne à l’existence une couleur très particulière, comme une suspension dans le vide, une sorte de vol horizontal sur place, une langueur quasi italienne, comme un long crépuscule toscan, entre vignes et bosquets, un halo de brume rose et bleue, une subtile touche d’indifférence amusée, vaguement inquiète, débonnaire et désabusée. Je n’ai plus de ces angoisses ravageuses qui vous tordent le ventre, de ces désespoirs, de ces terribles envies d’en finir. Il me semble même que de vivre comme je fais, ou de survivre au gré des jours est une manière délicate et rusée de jouer avec la mort, comme si elle était déjà passée sur moi, à travers moi, sans me détruire. Je vaticine dans une espèce de no man’s land, SDF de la vie, sur les crêtes d’un lieu sans lieu, à mi chemin entre terre et ciel, tantôt flottant sur les nuages, tantôt glissant sur les pentes, Sisyphe crépusculaire et valétudinaire. Je ne cultive aucune passion, et à vrai dire l’énergie, à supposer que j’en eusse, ne me pousse plus à jouer avec l’impossible. On appelle cela, parfois, sagesse, mais c’est avant tout alanguissement, fatigue, langueur automnale, fin de partie, fin de jour et de jouir. « Ai-je passé le temps d’aimer ?» demande avec angoisse le poète. Mais moi j’ai la réponse, elle a l’âcreté des résignations inévitables. Point de mélancolie dans tout cela, mais la patience des longs jours d’intervalle, entre deux saisons, l’une qui traîne encore, l’autre qui tarde à venir.

A vrai dire je n’attends plus rien, je n’espère rien, je ne redoute rien, simplement je me maintiens, ne désirant rien que cette maintenance même, de jour en jour. Un jeune y périrait d’ennui. Mais moi je ne m’ennuie jamais. Non que j’aie fort à faire, proprement je ne fais rien. Je goûte le mot de Goethe selon qui l’âge apporte avec profusion ce que la jeunesse a cherché en vain. Et si j’osais une expression allemande je dirais : « Gelassenheit » : calme, sérénité, ataraxie. Ou encore : je ne laisse pas d’accueillir, - réceptivité.

Cette disposition est en contradiction avec l’image traditionnelle de la virilité, qui est plutôt agressivité, conquête, élan, pénétration. J’ai fait en moi la part belle au pôle féminin, réceptif, accueillant, englobant, sans verser dans un douteux hermaphrodisme. Mais l’homme n’est vraiment soi qu’à développer les deux polarités, et qu’ensemble elles poussent vers le haut. C’est en quoi le vrai sage est toujours taoïste.

« Deux fois vainqueur… ». Je ne dirai rien de la première maladie, qui en des temps anciens, m’aurait emporté de longtemps. Quant à la seconde, j’y suis, et n’en sortirai que par la porte arrière.  Mais elle peut me laisser quelque délai, avec de la chance, et un traitement adapté. J’ai le souvenir horrifique de la salle de réanimation, de ces longues journées et nuitées d’abandon total, d’esseulement sans recours, de confusion mentale, de déréalisation et de dépersonnalisation. J’y ai vécu ce que vivent certains psychotiques, anxieux de tout, persécutés par leur délire, incapables de trouver âme compatissante autour d’eux, voués à la déréliction la plus épouvantable. Quant je repris mes esprits, après quelques jours de » calvaire,  je ne savais si j’avais rêvé, ou perçu, dans une aveuglante lucidité, l’inanité absolue de toutes choses, et de moi-même au premier chef. J’avais bel et bien traversé l’Achéron, et je me retrouvais hagard et perclus sur une rive étrangère où tout était frappé de mort, tétanisé, minéralisé. Comment croire, après cela, à la réalité de notre vie, à toute chance de continuation,  à la valeur de nos croyances, à nos rites simiesques, à la mesquinerie de nos débats et projets, à tout ce qui fait l’espoir et l’idéal des humains. Certains de mes compagnons d’infortune en sont revenus plus déterminés que jamais à reprendre tout naturellement le cours de leur vie, comme si rien en somme ne s’était passé, retrouvant leur foyer ou leur profession sans autre inquiétude. Moi aussi je suis sorti de la clinique, j’ai retrouvé mes pénates, je me suis comme on dit réadapté au monde. Mais fondamentalement je n’étais plus le même. Existentiellement je suis détaché. Je n’adhère plus, à supposer que j’aie jamais réellement adhéré à quoi que ce soit. Disons : je faisais semblant d’adhérer, maintenant je ne fais même plus semblant, j’expose ouvertement ma non-adhérence et ma non-adhésion. C’est là trop d’effort. J’assume la distanciation, et à l’occasion je m’en glorifie.

En tout cas, d’avoir vécu plusieurs anesthésies, de n’avoir rigoureusement rien senti durant les opérations, de m’être réveillé parfaitement inconscient des transformations opérées dans mon corps endormi,  j’en tire la plus éclatante vérification de la maxime d’Epicure : « la mort n’est rien par rapport à nous, puisqu’elle privation de sensation ». Mourir n’est rien en effet. Aucune âme ne traverse l’Achéron, le corps qui était avant n’est pas le corps qui est après, il y eut une coupure radicale, « un temps mort », une absence totale, bien plus profonde que l’inconscience de nos nuits. Et celui qui ressuscite n’est pas celui qui s’endormit. Quant à moi, fort de ce savoir paradoxal d’un savoir sans contenu, pure forme du vide dans l’Ab-sence sans trace, je me fais fort de tirer de ce savoir une leçon.

Je suis un peu comme ces gens qui ont fait une expérience de la mort proche, mais plus encore, je ne bâtis aucune doctrine sur l’au-delà de la mort, je me contente d’établir que l’absence de conscience équivaut, pour le sujet, à la mort, et que dès lors, tout vivant que l’on soit, on n’y est plus comme avant : on peut vouloir dynamiser la vie, vivre cent fois plus, ou, à l’inverse, se tenir dans un espace intermédiaire, entre flux et reflux, décidant de n’être plus rien, si ce n’est ce regard détaché sur les plaines  sanglantes du monde, avec pour seule patrie l’immensité indifférente de la nature.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Vivre à cent à l'heure, c'est sublimer la vie dans un idéal évanescent.<br /> <br /> Mais faire de nous-mêmes un néant, dans une distanciation superbe, c'est laisser s'échapper la vie.<br /> <br /> Vivre simplement, dans la mesure et la douceur, c'est retrouver une belle ataraxie à taille humaine, et avec elle une vie qui a encore du sens. <br /> <br /> Votre texte est beau parce que vos mots sont ceux de la philosophie que j'aime; ils sont si simples, mais si profonds.<br /> <br /> Bonne soirée!
Répondre
G
Merci pour cet éloge du Gelassenheit. C'est vrai que Maître Eckart en avait fait une disposition accueillante et sereine à la présence de Dieu. Et que son Dieu est plus proche du Tao que celui des traditions européennes.<br /> <br /> Le terme est très suggestif, en ce qu'il contient "lassen" laisser : laisser être, laisser se faire à partir de l'origine inconnaissable.<br /> <br /> C'est un régal, aussi, pour l'auteur de rencontrer un lecteur qui accueille et porte plus loin la réflexion
Répondre
C
J’ai souvent vu dans vos textes des références à la pensée Taoïste et cette fois je ne puis m’empêcher de relever entre autre « non que je n’ai fort à faire , proprement ,je ne fais rien . »<br /> <br /> Ne rien faire n’est pas ne rien faire , j’y vois là au contraire un art subtil du faire qui se laisse guider par le processus du faire , qui en épouse avec une sagesse certaine le processus .<br /> <br /> Observer , accueillir le processus , prendre son temps , ne pas « vouloir » à tout prix ne pas brusquer les choses , intelligence subtile de l’action , car nous n’ avons finalement aucune prise sur elles .Nous sommes en plein dans le Wu-Wei. Vous citez ce magnifique germanisme de « gelassenheit « de Maître Eckart, le lâcher prise qui complète parfaitement à mon avis la philosophie Taoïste , preuve de l’interpénétration des idées .des cultures .<br /> <br /> Un régal pour le lecteur ,il se dégage à la lecture de ce texte un vécu magnifique qui ne peut que vous mener sur la voie de la sagesse …..tout faux …..car le Tao n’est pas la voie qui mène à….mais le processus ,le chemin de la viabilité selon lesquelles les choses adviennent si j’ai bien compris la « langue du Tao »<br /> <br /> <br /> <br /> Le sage ne fait rien , mais ce rien faire n’est pas l’inaction .
Répondre
A
Votre expérience personnelle engagerait un questionnement.<br /> <br /> Elle mériterait de mêmes expériences d'autres gens pour être comparées.<br /> <br /> J'ai beaucoup aimé votre récit.
Répondre
Newsletter
153 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité