Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 054 816
5 juin 2012

De la VOLUPTE et du VICE

 

                         

 

 

                          « Le cœur inflexible des dieux et celui des mortels

                          Tu les mènes, Cypris, à ta guise,

                          Avec ton fils aux ailes diaprées

                          Qui les encercle de son vol rapide.

                           Planant sur la terre et sur la mer sonore       

                           Eros enchante les cœurs affolés

                           Par l’assaut de ses plumes dorées.

                           Sur les monts, dans la mer, il enchante  les jeunes bêtes

                           Et tout ce que nourrit la terre,

                           Tout ce que voit l’œil de feu du Soleil,   

                           Et les hommes aussi. Sur nous, Cypris,   

                           Tu règnes seule en souveraine ».

C’est le sublime chant du Chœur dans l’ « Hippolyte» d’Euripide, qui, par ses accents inspirés, évoque irrésistiblement l’admirable « Invocation à Vénus » de Lucrèce. Toute la pièce est une méditation sur la puissance d’Aphrodite et les ravages funestes de l’amour. Car pour un Ancien l’amour ne peut être qu’une pathologie inspirée par un dieu. Dans le Prologue apparaît Aphrodite, déchaînée contre Hippolyte, accusé de mépriser  la déesse, de refuser la loi du désir en se vouant tout entier au service d’Artémis, la déesse vierge, de se maintenir dans une chasteté coupable et inhumaine. C’est ainsi, et pour un Grec il n’est nullement surprenant qu’un Immortel poursuive un mortel de sa vindicte. Hippolyte doit périr. Aphrodite conçoit un épouvantable subterfuge pour châtier le malheureux. Elle inspire une fatale passion à Phèdre qui emportera Hippolyte dans sa ruine.

     « Seul ici parmi tout le peuple de Trézène

     (Il) me déclare la dernière des déités.

      Il méprise les couples et refuse l’amour.

      A la sœur de Phoibos, Artémis, fille de Zeus,

      Va son respect. Elle est pour lui la déesse suprême. ( …)

      Mais il m’a offensée et je l’en châtierai,

      Cet Hippolyte, avant que ce jour soit fini ».

La pièce présente en filigrane la lutte entre Aphrodite, dont Phèdre est l’instrument fatal, et Artémis, à qui Hippolyte voue sa vie. Au-delà d’une mythologie surannée on peut interpréter la pièce comme l’affrontement de deux principes éternels, présents de toujours dans la psyché. C’est la lutte entre la pudeur et la passion, la chasteté et la volupté, le souci de soi et l’abandon au plaisir. Un psychanalyste y verra sans doute le combat entre les pulsions du moi et les pulsions  sexuelles. Et de fait Hippolyte tient un étrange discours de vertu, de pudicité effarouchée, voire de misogynie militante :

       « O Zeus, qu’as-tu mis parmi nous ces êtres frelatés,

       Les femmes, mal qui offense la lumière ! (…)

       L’époux qui prend dans sa maison ce parasite

       S’amuse à parer la méchante idole

       Et se ruine en belles toilettes, le malheureux,

       Détruisant peu à peu le bien de sa famille ».

Et le reste à l’avenant. Toute cette tirade, d’une délicieuse méchanceté, évoque, à nouveau, la longue analyse macabre que Lucrèce fera de la passion amoureuse, ce venin de l’âme humaine. Décidément, Aphrodite a de quoi se mettre en colère !

J’avoue que le personnage d’Hippolyte m’a plus intéressé que celui de Phèdre, dont la lutte pathétique entre désir et raison est plus conventionnelle. Phèdre souffre manifestement d’une robuste mélancolie, et sa pendaison finale ne fait que le confirmer avec éclat. Hippolyte se raidit si bien contre le désir qu’il n’en éprouve même plus le poinçon. Aussi Aphrodite ne peut-elle l’atteindre directement. Seul le dépit amoureux de Phèdre, qui, mourant, laisse une accusation mensongère contre un Hippolyte inaccessible, pourra consommer sa ruine et réaliser le plan machiavélique de la déesse.

Il y a quelque chose de suspect dans cette frigidité. Se détourner aussi catégoriquement des femmes sous prétexte de chasteté ne me semble pas la marque d’une haute moralité, encore moins d’une grande âme. Ce type de vertu ne me convient pas,  m’irriterait plutôt. Non que je considère l’amour des femmes comme obligatoire ou comme un indice de perfection. Aussi bien certains préfèrent-ils les hommes. Non, c’est le refus catégorique du désir en général qui m’offusque. Il n’y a nulle gloire à se détourner de ce qui ne nous attire en aucune manière. D’un certain point de vue la colère d’Aphrodite est légitime : c’est se prendre pour un dieu que d’ignorer avec superbe ce qui fait la misère et la gloire de l’humanité. C’est d’ailleurs cette prétention insupportable qu’Aphrodite dénonce en termes indirects :

        « Dans la verte forêt, toujours aux côtés de la Vierge

        Avec ses chiens légers il détruit les bêtes sauvages.

        C’est là trop haute société pour un mortel ».

Le Grec de l’époque classique saisissait intuitivement ce que nous avons quelque mal à démêler : c’est une faute impardonnable, pour un mortel, de se prendre pour un immortel. Si la vertu consiste à rivaliser avec les dieux, c’est un vice.

   

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
155 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité