Sur un PONT d'ARAGON(1)
Un modeste pont en Aragon, mais si joliment voûté, entre deux berges de rocailles et d’herbes sèches. Quelques arbres sous le soleil attendent le printemps. Tout est calme, comme suspendu entre deux saisons. Des oiseaux guillerets se chamaillent dans la broussaille. Il y a je ne sais quoi d’irréel, de déplacé dans ce tableau, comme si le temps s’était arrêté, abandonnant sur ses rives ce monument d’un autre âge qui évoque de lointaines conquêtes, d’âpres luttes humaines contre les éléments hostiles, de pauvres précautions contre la furie des eaux.
Ce pont nous fit rêver longtemps, hésitant entre le présent et le passé, entre la nostalgie et l’acceptation : oui, cela fut, et bien avant nous, qui ne voyons que des pierres ajustées, des courbes et des élancements, des équilibres de matière polie, et qui pourtant ne pouvons empêcher l’imagination de dériver vers des temps ensevelis. La beauté simple et nue fascine notre intelligence, éveille de subtiles associations de forme et de couleurs, ravit notre sensibilité d’esthètes. Mais plus profondément nous contraint à voir.
Un homme seul se met à marcher sur le pont, comme appelé vers l’autre rive. Il est courbé dans l’effort, la tête en avant, chevelure grise au soleil. Son cœur le porte vers l’autre bord. Il marche, pour l’éternité il marche, figé par le photographe dans son pas suspendu. Jamais il n’atteindra l’autre rive, et pourtant, de toute son énergie concentrée, il marche. Et voici que, malgré lui, il est devenu comme le pont de pierre, il fait corps avec la pierre, avec les éléments, la terre, l’air, le vent, les arbres, et la rivière même, que pourtant l’on ne voit pas. Il est matérialisé dans la fixité du temps. Rien ne saurait dès lors le détacher de l’unité des choses. L’homme est devenu matière, corps immobile, force paisible, fondu à la conjonction éternelle des éléments.
Repoussant la symbolique facile de la traversée, du passage et du passeur, nous privilégierons l’évidence matérielle, la dureté, le tranchant de la lumière. Il est si rare, et d’autant plus précieux de voir l’homme ramené à sa condition de nature, pétrifié dans la pierre, éternisé dans l’instant sublime de l’immobilité. Dans ce dédoublement singulier s’opère un miracle :
« Elle est retrouvée ? Quoi ?
L’éternité».