De l'UNITE du JOUR et de la NUIT : HERACLITE

« Le maître des plus nombreux, Hésiode. Celui-ci,  ils croient qu’il sait le plus de choses, lui qui ne connaissait pas le jour et la nuit : car ils sont un ».

Hésiode exprime l’opinion commune qui se fie au plus apparent. Le jour n’est-il pas le royaume de la lumière, et la nuit son absence ? Est-il opposition plus tranchée, évidence plus manifeste ? Est-il de par le monde proposition plus unanime, vérité mieux partagée que celle-là ?

Héraclite oppose à l’évidence une autre évidence. Deux logiques s’affrontent, totalement irréconciliables. Entre les deux il faut choisir, même si nos sens persistent à nous attacher à la première, et à condamner la seconde.

« Le jour et la nuit sont un ». Qu’est ce à dire ? Ensemble ils forment un tout, car il n’est pas de jour sans la nuit et de nuit sans le jour. Ils sont complémentaires, l’un se réfère à l’autre, se pense et se perçoit par rapport à l’autre, comme l’obscur face au lumineux, la mort par rapport à la vie. On pourrait tout aussi bien dire, et Héraclite ne se prive pas de le dire, la vie et la mort sont un, deux faces contraires et indissociables de la même réalité. Il en va de même du dieu, qui est lumière et obscurité (songeons à Apollon et Dionysos), faim et satiété, guerre et paix. En radicalisant, on dira qu’il n’est jamais de concept unitaire, fermé sur soi, concevable par soi. Toute parole, tout Logos est par essence relationnel, associant, combinant les opposés relatifs dans un Tout englobant où ils trouvent leur place, se pensant et se disant selon la loi de la contrariété unitive : Tout et Un.

Les contraires se disent de l’un : l’un différant de soi, se manifestant dans le jeu de la contrariété harmonique. L’Un se dit des contraires manifestés, reliés par la loi secrète de l’unité indivisible. Aucun élément – serait-ce le Soleil en personne – ne peut se prévaloir  d’une totale indépendance et s’échapper du cercle de la nécessité universelle.

Et puis, pour en revenir à l’évidence sensible, où commence la nuit, où commence le jour?. Ne voit-on pas que les choses glissent doucement de la lumière à l’ombre, à l’obscurité enveloppante, pour revenir, plus tard, tout doucement, progressivement, à la lumière. Ni jour, ni nuit : des processus graduels, des glissements insensibles, « des transformations silencieuses » ( François Julien). Dans la nuit, le jour ; dans le jour, la nuit ; l’obscurité dans la lumière, la lumière dans l’obscurité. Tout est mobile, impermanent, relié, processuel, échange de qualités et de formes dans l’universel mouvement de toutes choses.

Au penseur attentif les choses apparaissent non point fixes et stables mais infiniment changeantes : une « branloire pérenne » dira Montaigne, sur ce point le plus héraclitéen de nos penseurs modernes.

Reste un paradoxe presque impossible à dire et à penser : l’univers d’Héraclite est en perpétuel mouvement, agi selon la loi d’un balancement alternatif, mais en même temps il est Un, mieux, l’Un-Tout, toujours identique à soi dans le mouvement même : comprenons que cet univers est tout l’univers, sans extériorité, qu’il ramasse en soi la totalité des choses en mouvement, mais sans jamais s’excéder hors de soi pour se perdre dans l’infini. Mobilité close sur soi, dans les frontières de soi, guerre perpétuelle et souveraine harmonie. Mais l’harmonie n’est visible qu’à l’œil du sage, quand partout le non-sage voit la guerre, le conflit des contraires, et les oppositions tranchées. L’harmonie secrète est supérieure à l’harmonie visible. Il faut une extrême attention, une intelligence du Logos, en soi et hors de soi, pour déceler dans le monde le jeu de l’innocent Aïon, image de l’enfant-dieu poussant ses pions sur le tamis de l’éternité.