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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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13 octobre 2011

EPICURE APOLLINIEN

Epicure est résolument apollinien, si par là on entend une pensée amoureuse de la clarté solaire, de la limite assumée et proclamée, de l'équilibre et de l'harmonie. "Rien de trop" est une sentence absolument fondamentale de la tradition grecque, d'autant plus nécessaire que ce peuple est de nature porté à tous les excès, à la guerre perpétuelle, à l'ivresse agonistique, aux débordements de la cruauté et de l'enthousiasme, dont Homère donne d'innombrables exemples. Mêmes leurs dieux sont agressifs, jaloux, vindicatifs, d'une noire et incorrigible immoralité. Ce peuple exceptionnellemnt doué invente les arts et la philosophie pour tenter de maîtriser cette fatale exubérance qui de toute manière finira par triompher. Nietzsche interprétera la culture grecque comme la vivante et féconde opposition entre deux principes vitaux, incarnés respectivement par Apollon et Dionysos. Dionysos c'est la sauvagerie, l'ivresse, l'instinct débridé réfractaire à toute norme, le principe de l'abolition de l'individu dans l'unité primitive et la vie universelle. Contre cette tendance tragique et terrible seule la puisssance apaisante et conciliatrice d'Apollon est en mesure d'ériger le rempart de la culture, de réduire la frénésie et d'imposer la norme de la tempérance éthique, transfigurant le terrible en beauté plastique. Les forces titaniques et monstrueuses de la nature seront sublimées dans les représentations sculpturales, les dieux de l'Olympe repousseront les Titans dans le Tartare, la tragédie exposera le conflit insoluble des passions déchaînées, l'opposition de la physis (nature) et du nomos (convention légale) trouvera son expression culturelle dans la philosophie. Le principe apollinien réussira à sauvegarder le dionysiaque en le sublimant dans une culture exceptionnelle, synthèse inouïe et éphèmère, d'où naquit la tragédie, et que la philosophie ne sut ni conserver ni approfondir. Très vite en effet le fondement dionysiaque fut si fortement refoulé que la philosophie perdit son inspiration première, héraclitéenne, au profit d'un optimisme de la connaissance.

Pour Nietzsche c'est Socrate qui est le fossoyeur de la philosophie tragique, c'est lui qui impose une vision rationaliste et optimiste, engageant la pensée occidentale dans l'aventure de la connaissance scientifique : passion du concept, rejet de l'enthousiasme, réforme morale. Et pourtant, dans sa prison, quelques jours avant sa mort, Socrate entend le dieu qui lui dit : "Socrate, fais de la musique!". Regret tardif d'un homme qui se déclare inspiré par Apollon, et dont l'existence entière fut un rejet de l'inspiration musicale! 

Jamais Nietsche n'exprime une hostilité comparable à l'égard d'Epicure. Tout au contraire il loue cet homme exceptionnel qui sut, dans le crépuscule d'une culture, sauvegarder l'essentiel de la grande tradition. Epicure, "ce dieu des jardins", apportera à l'humanité souffrante les consolations d'une pensée lucide et compatissante. Et de fait, si le principe apollinien est partout manifeste dans cette oeuvre lumineuse, si la superstition et la mythologie sont combattues avec la dernière énergie, si la vie peut et doit être belle et bonne, si le sage construit un quasi-monde de sagesse et d'amitié, c'est en sachant parfaitement le caractère incertain et terrible de la nature. Pour Epicure la nature est une composition sans finalité, sans signification, sans bienveillance, sans providence, et s'il est bon de préserver sa santé en se fondant sur quelques principes généraux, on ne peut rien attendre de la fortune ou du hasard, tout juste viser à préserver son équilibre dans la tourmente universelle. Le principe dionysiaque s'est démythologisé, engendrant cette conception toute profane d'une puissance irrationnelle de la nature.

Le jardin d'Epicure est un asile de paix au milieu de la tempête. Tout autour c'est la guerre de tous contre tous, la violence des appétits déchaînés, et puis la violence des flots et des vents, des marées et des ouragans, et la naissance et la destruction des mondes, l'impermanence universelle, l'horreur et la beauté tout ensemble, le monstrueux et le sublime. Ce que l'homme peut avoir de plus cher, c'est cet îlot de sérénité intérieure, dont le jardin sera la modeste extension matérielle, avec quelques amis choisis, compagnons de solitude, excentriques aventuriers d'une société toujours à venir, toujours inactuelle et intempestive.

L'épicurien n'attend rien, n'espère rien. Et de fait il n'y a rien à attendre, ni des hommes, ni des Etats, ni du prince, ni des constitutions, ni d'une providence inexistante, ni des dieux, habitants lointains et indifférents des intermondes, ni de la fortune, ni du hasard. S'il est sans espoir il peut être sans crainte : ni de la mort, ni des dieux. On peut tout lui prendre, mais non ce qu'il est : un homme libre qui se réfère à lui-même.

 

 

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Commentaires
D
Et d'une sensibilité toute épicurienne. C'est un vrai plaisir. "Vis sous le regard d'Epicure"...Ne pensez-vous pas que Montaigne soit un survivant de ce regard ?
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