De la TRAVERSEE : le proche et le lointain
Traverser c'est passer à travers, parcourir un espace jusqu'à son terme, voyager d'un bord à l'autre. Bouddha parle de la traversée du fleuve - le samsârâ - pour aborder le beau pays de la liberté. Ulysse parcourt en tous sens la Méditerrannée à la recherche d'Ithaque et de son épouse. "Heureux qui comme Ulysse...".Epicure nous enjoint de quitter les soucis et les désirs illimités pour gagner la rive de l'ataraxie. Toutes les sagesses tiennent peu ou prou un langage comparable, nous exhortant à quitter une terre de familiarité douteuse pour de nouveaux horizons.
Toute traversée implique un risque. L'abordage sur l'autre rive n'est nullement assurée. Les récits d'initiation abondent en descriptions homériques, Charybde et Scylla, Circé, Calypso, Sirènes et Lorelei de toute obédience, fascinantes et troublantes à souhait. Le héros se doit de repousser ici, de combattre là, de toujours garder tête froide et coeur invincible. Principe de sélection : hic saltus, hic veritas.
J'ai quant à moi assez peu voyagé. Mon principal parcours, si je mets de côté quelques séjours de vacances en pays méditerrannéen, fut ce trajet d'est en ouest, du nord au sud, "diagonale du fou", qui me mène de l'Alsace en Béarn, selon un axe qui semble parachever la migration historique de ma famille, qui, sur deux générations, aura traversé toute l'Europe. De l'Orient vers l'Occident, du Nord au Sud. Ce n'est pas hasard si j'évoque si souvent Hölderlin quittant sa Souabe natale pour Bordeaux, espérant renouer avec l'esprit antique. Mais si lui retourna très vite au pays, j'ai bien l'intention, moi, de demeurer ici. Ce qui est essentiel par contre, c'est l'idée selon laquelle il est nécessaire d'explorer le lointain pour retrouver le sens intime du plus proche. Et le plus proche c'est là où l'on se trouve désormais, si du moins on a réussi la véritable traversée, celle de la vérité intérieure.
Mais que signifie cette phrase qui a tout l'air d'une aimable banalité, juste bonne à faire une de ces fricassées qui engorgent les librairies? La traversée géographique n'est que le signe extérieur d'un tout autre voyage. Lorsque Goethe quitte Weimar c'est pour fuir les faux prestiges d'une cour provinciale et compassée, où son génie étouffe sous les dossiers administratifs, les petits cancans, les petites intrigues, et les amours sans perspective. Et puis, retrouver l'antique, la volupté antique, l'art antique dans cette Rome fabuleuse, riche de tant de merveilles !
"Ah! que je me sens joyeux à Rome quand je songe à ces temps
Où le jour grisâtre m'enserrait là haut dans le nord".
Et c'est à Rome, paillardant et vaticinant, qu'il compose ses "Elégies Romaines" à la gloire de la volupté antique, mais aussi "Iphigénie", "Le Tasse", "Egmont", les premières oeuvres significatives du classicisme allemand.
Il faut une nécessité intérieure, impérative, absolue, indiscutable pour faire une traversée existentielle. Autrement ce n'est que voyage, divertissement. C'est à cette nécessité, à elle seule que je reconnais la volonté de vérité. A peine est-ce encore un choix, tant est violente, exclusive la parole du daïmon! Partir ou périr. Plus qu'un changement, une révolution.
Comment, dès lors, regretter ce que l'on quitte? Et même si l'on revient, comme fit Goethe à Weimar, ce n'est pas le même pays que l'on retrouve. L'ailleurs a chamboulé l'ici. Le lointain a bouleversé le proche. Ou plutôt, c'est le proche qui, maintenant, apparaît enfin comme le proche, l'intime, le véritable, débarrassé des fausses couleurs de la séduction, revivifié par le vrai.
La traversée est une opération qui va du faux vers le vrai. Mais à quoi reconnaître le vrai? A la nécessité intérieure, que nul ne peut expliquer à autrui, et qui fait loi. Ce qu'on appelle assez confusément le sujet serait cette disposition singulière qui fait qu'un individu, toujours plus ou moins morcelé, aliéné entre des forces disparates, déchiré entre des valeurs externes intériorisées, dépasse enfin le conflit de valeurs et se révèle à lui-même dans l'affirmation d'UNE puissance dominante qui impose sa loi et organise l'ensemble selon sa logique propre.
Cela est particulièrement sensible, vérifiable dans la biographie des artistes. Un jour, un matin, ils quittent tout, et vont... Tel Gauguin pour les îles, Rimbaud "aux semelles de vent". Là où ils vont nous ne serons jamais, sauf à faire la traversée pour nous rejoindre nous-mêmes...