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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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19 août 2011

Le MENSONGE du MIROIR : pluralisme

Depuis quelques jours je me pose une question étrange, si saugrenue qu'elle me fait douter moi-même de mon bon sens. Nous disons "mon corps" comme s'il allait de soi qu'il fût nôtre, et plus encore qu'il soit bien "un", essentiellement, indiscutablement. Il est vrai que le miroir, où l'on va se réasssurer chaque matin sur son intégrité personnelle, nous offre, à première vue, la séduisante impression de l'unité. C'est bien un corps que je vois, et dont je ne doute pas un instant qu'il soit "moi" en personne, en chair et en os, et nul autre que moi. Mais cette apparente vérité ne résiste pas longtemps à un examen plus approfondi. Passons sur les désagréments inévitables de l'âge, rides labourant la chair, yeux las et globuleux évoquant le basset plus que l'homo erectus, teint caverneux et tout le reste. Est-ce moi tel que je suis, tel que j'étais, ou tel que je serai? A quelle temporalité appartient donc cette image, à quelle  période de ma vie? Tout à l'heure, rasé de frais, rincé et parfumé je pourrai à nouveau m'illusionner sur ma jouvence, un instant la croire éternelle, impérissable. Mais il y a pire. 

Chacun sait les contorsions acrobatiques auxquelles il doit se livrer s'il veut percevor d'un seul regard la totalité de son corps. Je vois le devant, non pas l'arrière, et si je veux voir le côté gauche je vois fort mal le droit. Et puis la droite, dans mon corps propre, passe à gauche dans l'image, ou plutôt oublie de se rectifier selon le vrai. Et puis il y a cette fixité du regard, qui dans l'effort de se saisir lui même, devient incommode, presque obscène, et m'oblige à faire des grimaces pour lui rendre un semblant de vie, à vrai dire plutôt grotesque. Je  m'aperçois que je ne peux me regarder naturellement, sereinement, que toujours une intention, une sorte de fausseté principielle vient déranger, gauchir, infléchir, détourner le mouvement spontané de la vision, bref je ne puis me voir tel que je suis, je me vois me regardant et cela change tout.

Je ne me vois vraiment que par surprise, par exemple dans la vitrine d'un magasin, tout à fait par hasard, sans intention aucune, me demandant qui est celui que je vois, et, soudain me reconnaissant, je suis pris d'une sorte d'effroi, confinant à l'angoisse : inquiétante étrangeté!

Si je veux me voir je ne me vois pas et si je me vois je ne me reconnais pas! Et quand je me reconnais je suis pris de vertige!

L'image semble une, lisse, continue, complète. Mais tout se passe comme si, ici, la perception était mensongère, gommait la vérité psychique, secrète, selon laquelle toute l'apparence spéculaire se construit autour d'un trou invisible, comme si une pièce centrale manquait à faire une totalité unifiante. Ce trou c'est le regard lui-même, qui, à la manière d'une pique, perfore l'ensemble, l'attirant dans une sorte de fond sans fond : hiatus, chaos, faille, béance, ouverture infinie. Ouverture sur l'angoisse, où toutes les formes se brouillent, s'en vont en fumée. Le corps, comme image, n'offre que l'illusion d'une forme finie, il s'en va en lambeaux dans le vortex de la faille.

Si l'image est un leurre, une parodie d'unité, le corps réel, je veux dire le corps comme somme d'organes, de processus, de fonctions, de systèmes, le corps oranique et physiologique a-t-il, lui au moins, une unité? Forme-t-il "un" système unitaire? Est-il cohérent? Toutes ses parties constituantes contribuent-elles harmoniquement à la continuation du processus vital? Une heureuse et efficace hiérarchie des forces assure-t-elle l'équilibre et la santé de l'ensemble? Convenons que nous n'en savons rien. La santé est l'heureuse disposition collective et hiérarchique des forces, et, bien sûr, il nous arrive de nous sentir en bonne santé. Mais la sensation est-elle fiable? Dans un corps apparamment sain une secrète désorganisation est peut-être à l'oeuvre, dont nous ne savons rien, que nous ne percevons pas, et qui va nous emporter. "Nous ne savons pas ce que peut un corps", surtout si notre corps est une somme de corps, de systèmes relativement hétérogènes, dont le concours collectif et règlé est perpétuellement instable, de toutes parts menacé.

Considérer le corps comme une usine des corps, une constellation de corps : remarquons qu'il existe dans le corps divers systèmes (nerveux, respiratoire, digestif, musculaire, veineux, osseux, dermique etc) qui cohabitent, collaborent en principe, sous l'empire d'une régulation commune, mais à quoi tient cette collaboration, si le plus petit désordre peut emporter l'ensemble? 

Plutôt que d'un corps (au sens vulgaire d'unité corporelle) il faudrait parler d'états du corps,- ou des corps - qui dépendent fondamentalement du rapport des forces internes : forces actives de puissance, d'agressivité, d'expression, forces réactives de régulation, d'adaptation, voire de contention et d"inhibition. Les pulsions qui ne peuvent s'exprimer font retour et contaminent le corps, cela se voit aisément dans les troubles dits psychosomatiques. On ne peut comprendre ces phénomènes dans une perspective purement physiologique, il faut les penser selon une logique dynamique : actions et réactions des forces. Pluralisme.

Nois n'avons pas un corps, mais des corps, ou plutôt nous sommes un agglomérat de corps, chacun vivant sa propre vie, en relation avec les autres, souvent en harmonie, mais bien souvent aussi en discorde, conflit et opposition. Comment ne pas évoquer Empédocle, qui décrit l'apparition de membres, d'organes, errant de ci de là sur la terre, à la recherche de membres et d'organes compatibles, avant de former des organismes viables, ou, monstres vagabonds, de dépérir :

     "Comme les joues sans nuque en nombre germaient soudain ;

     Les bras, sans armes, ballaient, veufs d'épaules :

     Les yeux rôdaient, solitaires en quête de fronts."

Renversement : ce n'est pas une unité préalable qui commande l'apparition, la formation et l'ajointement des parties. C'est d'abord le hasard qui jette de ci de là des formes et des membres dont l'ajointement est possible, et nullement nécessaire. Ce qu'on appelle pompeusement la vie  : jeu de hasard, jeu de l'enfant divin, royauté du hasard.

Se penser comme un agrégat d'agrégats, voilà qui n'est pas banal! On en tirera une éthique de la "formation",  une askèsis de la configuration hiérarchique, pour rendre vivable cet ensemble, et si possible harmonique. Démocrite dira : une "euthumia".

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