Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 054 816
8 juin 2011

PRATIQUES du DESIR CONSTITUTIF

Il n'existe pas de terme adéquat pour désigner l'être humain en sa globalité singulière. Comment dire en effet l'unité-totalité alors que toute la tradition s'est échinée à produire des clivages, entre le corps et l'âme d'abord, puis entre corps organique et corps érogène, entre conscient et inconscient, moi de réalite et moi de plaisir, moi et surmoi, moi et ça, désir et passion, et le reste à l'avenant. Ces modélisasions ne sont pas sans intérêt dans leur domaine propre, mais elles épuisent l'intellect, le privant de toute possibilité de saisir concrètement la personne en son déploiement original. On essaie de ruser avec la difficulté, on parlera par exemple de "psychosomatique" ou de "corps-esprit", mais ces assemblages farfelus, censés rétablir l'unité, ne font que souligner la coupure. Il faudrait un terme à la fois englobant et neutre, comme était l'"anthropos" des Grecs, ou l'"homo" des Latins. Je ne puis dire l'"homme", en français, sans préciser que la femme y est incluse, ni "la personne", en raison de la dimension morale qui y prévaut. "Individu" conviendrait assez bien, puisque "in-dividu" souligne bien qu'il est impossible de diviser entre corps et esprit. Mais nous opposons spontanément individu à société. On pourrait dire "sujet", le sujet de la grammaire, qui est agissant ou pâtissant, mais "sujet" a fini par désigner uns instance spécifique de l'"inconscient, opposé au vouloir conscient. Quant à poser, comme fait Lacan, le "parlêtre", c'est privilègier indûment la fonction du langage (le "zoon logon echon" d'Aristote). Reste donc bien l'"être humain", à défaut de mieux, encore que nous puissions suspecter que cet "être" n'en possède qu'à titre métaphorique.

Là où échoue la pensée, l'activité peut nous réconcilier avec la vérité. Il est bien vrai que c'est globalement, d'un seul tenant que je respire, toutes fonctions mêlées, en un acte unitaire et total. Pour le vérifier il suffit de suspendre longtemps la respiration : je mourrai "totalement", "corps et âme", de manière indivise. Les fonctions vitales se moquent bien de nos répartitions de méthode. De même pour l'alimentation et la boisson. Et quand nous jouissons, est-ce le corps qui jouit, ou le psychisme, ou les deux, ou, mieux encore, l'unité indivise de l'être tout entier? C'est bien pourquoi Epicure parle du plaisir comme d'une expérience totale, "principe et fin de la vie heureuse". Le plaisir, quand il est véritable, nous fait goûter l'unité in-dividuelle, rassemblant dans le même acte la totalité des fonctions organiques et psychiques. La distinction classique de l'aponie et de l'ataraxie n'a plus cours dans cette apophanie gratifiante qui nous donne la sensation, le sentiment, et l'idée de l'unité retrouvée. "Une olive, un verre d'eau, je suis l'égal de Zeus".

Si l'on écrit pour faire des livres il est inévitable qu'on se coupe en deux, entre l'état présent et l'anticipation d'un futur qu'on veut glorieux. De là tension, volonté, crispation sur les moyens en vue du résultat, espoir et crainte. Rien de pur, rien de spontané. Cela sent la sueur. Et pourquoi tant de fatigue? L'esprit prétend dominer le corps, l'asservir à un projet. Clivage et douleur. Mais quand toutes ces passions de montre se sont éteintes, et que subsiste un désir d'écrire, l'acte sera quasi contemporain du désir. Je m'assoie à ma table, j'allume ma pipe, je gouste la tendre fraîcheur des feuilles qui libèrent leurs saveurs, je regarde, rêveur, mon clavier d'ordinateur, je rêvasse, je bavasse, et puis viennent les premiers mots, qui chantent dans ma tête, et la main se met en mouvement, et le corps s'oublie dans l'activité, se fait chair et esprit, et langage, et sentiment, et idée, et c'est d'un même mouvement, d'un seul mouvement que "je" m'engage dans la page, et les mots courent sur le clavier, et je ne sais plus qui écrit au juste, toutes facultés emportées dans cet étrange tourbillon d'invention, de narration, de récitation, de perlaboration. Où donc est le "sujet"? Mais quel sujet, quand sautent toutes les catégories discriminantes, et que l'"être" chevauche le vent?

Il m'est assez souvent arrivé d'éprouver semblable naufrage dans la parole, emporté par le flot du discours, inspiré par je ne sais quel Eole souverain, les mots affluant, dansant, courant comme les vagues de la mer. "turbantibus aequora ventis". Je ne sais si c'est "je", ou moi qui parle ou écris, ou quelque génie marin échappé des profondeurs, le daïmon je suppose, dont je suis l'heureux hôte irresponsable!

Ici je ne me vante pas. Les choses se passent comme je le dis. Je voulais simplement montrer que c'est la pratique, et elle seule, qui nous fait découvrir, ou plus exactement vivre la vérité. Humble et merveilleuse vérité de l'unité indissociable de l'"être humain" s'éprouvant comme "désir demeuré désir".

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
155 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité