Du PHILOSOPHER comme PRATIQUE INTEGRALE : EPICURE
"Tu es en vieillissant tel que moi je conseille d'être, et tu as su bien distinguer ce qu'est philosopher pour soi et ce qu'est philosopher pour la Grèce ; je m'en réjouis avec toi" (Epicure: Sentance vaticane, 76).
Ceux qui "philosophent pour la Grèce", dans ce contexte, sont les rhéteurs soucieux de réputation, qui jouent au guide spirituel, au conseiller du prince, au prophète inspiré. Ceux qui font semblant de philosopher (sentance 54). Cette idée prend un relief plus fort encore si l'on évoque la sentance 45 :
"Ce ne sont pas des fanfarons, ni des artistes du verbe, ni des gens qui font étalage de la culture (paIdeia) jugée enviable par la foule, que forme l'étude de la nature, mais des hommes fiers et indépendants, et s'enorgueillissant de leurs biens propres, non de ceux qui viennent des circonstances".
Clairement il faut considérer le philosopher comme une pratique éminemment personnelle, loin de la foule et de ses rumeurs, qui engage l'être entier de celui qui s'y livre. Ni "culture générale", ni culture spécialisée, ni païdeia à la mode platonicienne, ni exhibition de savoir, ni démagogie, fanfaronade ou ambition politique. Mais l'ek-chorèsis, le retrait, l'étude de la nature, la méditation et la contemplation. L'acquisition des "biens propres" (idia agatha) : ceux que le philosophant a su construire et développer par sa propre pratique personnelle, au contact de ceux qui philosophent comme lui, et avec lui, de ces biens qui sont devenus consubstantiels à son essence, inaliénables et quasi immortels.
Je noterai ici la confiance résolue qu'Epicure place dans la libre disposition de l'homme philosophant. A-t-on suffisamment relevé cette "vertu", qui le rend "fier et indépendant" (autarchès), fier de sa propre capacité de liberté, en lui-même, et à l'égard des circonstances? Epicure construit le modèle de l'homme libre, comme fera plus tard Spinoza. Même fierté, même conscience de soi, même autarcie, fondées sur la connaissance de la nature, et la décision de fonder sa vie sur la juste appréciation des choses.
La philosophie est totale, ou elle n'est rien. Pour la plupart elle n'est rien, et c'est peut-être tant mieux, au moins ne sera-t-elle pas souillée par l'esprit de lucre et la veulerie commune. Totale, cela veut dire qu'elle est d'abord une pratique corporelle (l'hygiène, l'exercice, la santé du corps : l'aponie) s'il est manifeste que l'âme s'enracine dans les conditions physiologiques et en tire sa puissance ; pratique du corps, de l'affect et de l'esprit (corpus, anima et mens dira Lucrèce), médecine de la totalité vivante, sentante et pensante.
Nul ne commande à la nécessité, (l'Anangkè), aux circonstances (Pragmata), au hasard (Tuchè). Mais l'homme libre "voit que la nécessité est irresponsable, le hasard instable, mais que notre volonté est sans maître" (Lettre à Ménécée). Contre les déterministes, contre les fatalistes, contre ceux qui s'en remettent aux forces obscures et aux fabulations des mythes il faut défendre la conviction inébranlable qu'il est en nous un pouvoir de connaissance qui fonde notre liberté. Le sage, qui n'aime pas les paris fantaisistes de la religion, fonde sa puissance sur le seul pari qui soit digne de lui : le pari sur la liberté.