LA BOUCLE de la VIE : l'aller-retour
« De toutes les choses
Contemple le Retour ».
Je ne sais s’il est bien subtil d’imaginer un sens de la vie. Ni orientation a priori, ni signification intelligible. Reste l’expérience, qui seule fait loi. Je constate, toute référence suspendue, que le cours des événements intérieurs me ramène en quelque sorte au point de départ, selon une étrange courbe qui se referme sur elle-même, comme si l’originaire ne se pouvait atteindre en vérité qu’au terme d’un long processus. Je rends grâce à la vie de n’avoir pas fauché trop tôt ma puissance, lui laissant la faculté de se déployer dans une durée suffisante pour en éprouver les tardifs effets. Mourir jeune est parfois glorieux, si l’on est Achille ou Alexandre, mais c’est surtout fort dommageable à qui s’inquiète, comme je fais, de concevoir son existence dans sa durée plénière, et de connaître le fruit.
Il y a là un paradoxe : ce que je puis être, manifester et créer, je l’entrevois dans ma prime jeunesse, je le perds irrévocablement dans les années de formation (et de formatage), de conquête sociale, professionnelle et familiale. Je m’aliène inévitablement dans les nécessités et les obligations. La quarantaine est souvent cette crise où le sujet s’étonne de son parcours, se réjouit d’avoir su se faire sa place dans le monde, et, dans le même temps, souffre de s’être perdu. « Où est mon désir dans les affaires où je me noie? Où est passée ma verdeur native? Mon enthousiasme d’adolescent, ma joie de rêver, de créer, mon ardeur à aimer? Ne me suis-je pas perdu à me chercher? C’est hors de moi que je vis, alors que je devrais développer ma nature la plus intime et la plus authentique ».
La Physis première, entraînée dans les décours de l’Eros, s’est figée dans l’Anangkè (la nécessité), et moi je meurs de ma réussite même. Souvent, dans cette stase critique, c’est l’Eros qui vient au secours du malheureux : nouvel amour, nouvel espoir, nouvelle chance, et nouveau risque. Le Daïmon intérieur se révolte, brise les barrières, s’élance à de nouveaux amours, et bien souvent s’affole dans la passion destructrice (le démon de midi), ou s’éteint à jamais dans la résignation. Il est bien difficile de se tracer une route nouvelle entre Charybde et Scylla, entre l’Eros sans mesure et l‘étouffante nécessité. Pourtant c’est la seule chance du renouvellement.
Supposons que le sujet ait franchi cet obstacle : s’ouvre alors une voie royale. Libéré des attaches, des apparences, des valeurs intériorisées, des idéaux fallacieux, et capable cependant de faire sa place à la nécessité (principe de réalité), le sujet peut retrouver la spontanéité originelle de sa nature, avec le sentiment neuf de l’originaire. Ce que j’étais au plus intime de mon désir enfantin fait retour dans la fantaisie, dans cette sensation éminemment printanière, où l’âme, oui l’âme, musicale et poiétique, se met à chanter comme chante l’oiseau : par pur plaisir, sans finalité, sans intention, parce que c’est la nature de l’oiseau de chanter, comme c’est la nature du vent de bruire et de radoter.
Ici, seules conviennent les images de nature, car c’est bien la nature, dans sa diversité, dans sa splendeur végétale, son animalité, sa sauvagerie et son in-différence qui s’exprime dans l’âme, ou plutôt c’est l’âme de l’homme qui se vit et s’assume comme âme de la vaste, de l’inépuisable nature.
Une gigantesque boucle qui nous mène à l’origine, sans nous précipiter dans l’infantile de la régression, mais qui libère l‘enfantin qui toujours fut en nous, qui sut attendre longtemps, faire patience et silence, mais demeurer vierge, en attente de soi, pour une future et incertaine plénitude.
Il y faut beaucoup de chance, et tout cela peut basculer. Mais il y faut aussi une certaine intelligence intérieure, de la ténacité et du courage. Et par-dessus tout une confiance à l’égard de son propre daïmon Les Anciens avaient raison de concevoir le daïmon comme un double intérieur, un compagnon de route, un guide amical et bienfaisant, parfois traître et perfide, mais toujours à entendre même dans ses oracles sibyllins car ce qu’il dit nous concerne toujours.
« Le dieu qui est à Delphes ne montre ni ne cache, il fait signe ». Ce signe, venant du dieu intérieur, est toujours ambigu, comme sont les rêves, les oracles, et les énigmes du cœur. La sagesse, si elle existe, est d’abord une herméneutique.