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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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16 décembre 2020

PHILOSOPHIE de la NON PENSEE : présentation

 

             PHILOSOPHIE  DE  LA  NON  PENSEE

 

       

                                             PROMENADES  AUX  FRANGES  DU  REEL

 

                        

 

 

 PRELUDE

 

Penser, et parler plus encore, nous ne faisons que cela. Jusqu’au vertige, jusqu’à l’apoplexie. Mais se taire, écouter, accueillir, se retirer en soi pour laisser advenir une bribe de vérité, qui, de nos jours, possède encore cet art souverain, jadis appelé philosophie ?

La langue japonaise dispose de trois termes pour désigner trois modes de l’activité psychique : pensée, absence de pensée, non-pensée. La Pensée, au sens propre, activité mentale quasi permanente, parfois la bien venue, et souvent stérile, répétitive, ruminante. L’Absence de Pensée, vide mental interstitiel, degré zéro, présentée à tort comme le but d’une recherche méditative, apathie de la pierre. Et la Non-Pensée, qui est tout autre chose, « vacuité » si l’on veut, mais d’un genre très particulier, quasi indéfinissable. S’abîmer dans la non-pensée signifie couper le fil mental ordinaire des préoccupations, des soucis, des espérances et des craintes, évacuer le théâtre fastidieux de nos obsessions et de nos passions, pour laisser advenir, dans le silence retrouvé, le flux mental le plus originaire, le plus naturel, la poussée immanente de l’énergie intérieure. Le vrai philosophe n’est ni un bavard, ni une grenouille. Il sait quand il faut se taire, accueillir, méditer, mais il sait aussi quand il faut penser et parler.

 Les textes qui suivent se proposent de livrer une non-pensée originaire, non pas le vide de la désespérance, ou le caquetage d’une conscience affairée, mais le cheminement paisible, et parfois anxieux, d’un promeneur-philosophe, qui, dans la dé-préoccupation et le dés-enchantement, délaisse les vastes avenues du connu et du connaissable, pour les dérives, les délires, les traverses impromptues du hasard et le la vérité intérieure.

Que rencontre-t-on dans ces extravagances ? Rien qui rassure, mais bien des choses qui égarent, troublent, font miroiter parfois de fulgurantes évidences. Puisse le lecteur éventuel accepter de cheminer avec moi sur ces sentes pour y trouver lui-même les éclairs qui déchirent, les signes qui délivrent.

 

 

 

                                                    Promenade automnale   I

 

 

 Le solstice d’été est loin derrière moi. Voici l’automne de ma vie, saison des pluies et des moissons. Avec un peu de chance il me reste une vingtaine d’années à vivre. C’est le moment, comme fit Deleuze, de me souhaiter une vieillesse heureuse. J’ai passé l’âge des quêtes fébriles. Je conquiers peu à peu une certaine stabilité intérieure, qui ne va pas sans inquiétudes, mais enfin, je peux vivre ainsi, et peut-être un peu moins mal. Il manque encore cette sérénité souveraine qui faisait la gloire de Pyrrhon et de Bouddha, et rien n’indique que j’y parvienne un jour. Mais je m’obstine à y travailler, estimant que c’est là le résultat souhaitable de la démarche philosophique. Je ne voudrais pas terminer comme Rousseau assailli de craintes persécutoires et d’idéaux inaccessibles. Et surtout je ne voudrais pas me poser en modèle et en héros. Mais ce que je redoute par dessus tout c’est la déchéance physique et mentale telle que la vivent trop de vieillards acariâtres ou scrofuleux. Mais comme on n’est sûr de rien, il faut se préserver la possibilité d’une sortie digne le moment venu.

 Mais enfin je n’en suis pas là, et je ne voudrais pas obscurcir prématurément mon humeur avec de sombres pensées. L’hiver n’est pas encore venu, et pour l’instant il faut songer plutôt à la moisson. Je voudrais ramasser dans cet ouvrage tout l’acquis de quarante années de recherches et de réflexions avant que ne m’emporte le vent du large. Illusoire entreprise, certes, pour un homme absolument conscient de la futilité de nos vies et de nos œuvres au regard de l’éternité de la nature, mais nécessaire cependant dans le registre d’une existence qui ne peut se déployer dans l’absurde. Nous sommes ainsi faits que nous habite l’indépassable contradiction du non-sens universel, et du sens indispensable de nos modestes projets. Après tout, un tel travail, s’il s’adresse à tous les hommes, et non aux chiens ou aux cafards, s’adresse avant tout à l’auteur lui-même, désireux de mettre un peu d’harmonie dans le chaos de sa destinée.

 Globalement j’estime que la vie est avant tout souffrance. Cette vérité est à prendre dans un sens métaphysique, comme Schopenhauer l’a fort bien établi. Naître est souffrance, désirer est souffrance, ne pas désirer est souffrance, la relation à autrui est souffrance, l’impermanence est souffrance, agir est souffrance, ne pas agir est souffrance, vivre et mourir sont souffrance. Cela Bouddha l’a enseigné le premier, avec une vigueur et une rigueur indépassées. Cette vérité de base n’enlève rien au fait que l’on puisse éprouver du plaisir, de la joie et du bonheur. Mais toutes nos entreprises sont  rongées à leur racine par je ne sais quelle amertume dont rien ne peut guérir. C’est cela qu’il faut comprendre, admettre, assumer, intégrer dans nos schémas de vie. Schopenhauer en rajoute volontiers et semble nous vouer à la déréliction absolue, ce que ne fit jamais Bouddha. Aussi faut–il suivre plutôt Bouddha que Schopenhauer. Cela dit, je ne crois pas au nirvâna. Je ne vois aucune possibilité de dépasser les conditions ordinaires de l’existence, hors les moments de vision mystique, qui sont d’aimables consolations, mais qui ne changent rien quant à l’essentiel. Nous naissons, nous souffrons, nous mourons. Voilà la loi du Réel. A cela nulle échappatoire. Aussi faut-il  résolument faire le deuil de toute fantaisie religieuse.

 J’appelle idéologie toute pensée, systématisée ou non, qui nous trompe par de frauduleuses espérances. De ce point de vue peu importe qu’elles soient de facture religieuse, politique, philosophique ou artistique. Si le statut des religions est ainsi définitivement fixé, la chose est plus délicate pour la politique : elle mêle nécessairement l’idéologie à son programme, et se présente avec un double caractère : elle agit, elle fait rêver. Et pour agir efficacement il faut aussi, à côté de la juste appréciation des faits, une dimension de rêve, sans laquelle aucune action n’est efficace. Mais c’est aussi le danger, comme le montre abondamment l’histoire récente. Le penseur, pour ces raisons, ne peut être autre chose qu’un observateur, au mieux un conseiller, jamais un acteur. Reste le cas difficile de la philosophie.

 J’ai tendance à penser qu’une brèche monumentale sépare les dogmatiques, notamment idéalistes, tous enclins aux chimères, des penseurs tragiques, qui refusent les consolations et les constructions lénifiantes pour aborder de front le réel. Pour moi l’aboutissement normal d’une authentique philosophie critique et tragique est le pyrrhonisme. Je dis pyrrhonisme, et non scepticisme. Le scepticisme académique ne fera jamais peur à personne, il ménage prudemment la chèvre et le chou, critiquant les positions dogmatiques tout en maintenant la séparation entre l’apparent et le substantiel invisible et inconnaissable. Les sceptiques ne se prononcent pas sur la nature de l’Etre, mais ils ne doutent pas de sa réalité, ce qui ne gênera nullement un esprit idéaliste, prompt à récupérer l’idéal, fût-il inconnaissable. Voyez Kant, par exemple. La foi pourra toujours se faufiler dans cette brèche du savoir et reconstruire impunément ses cieux intelligibles. Chez Pyrrhon, il en va tout autrement : la distinction entre le substantiel et l’apparent vole en éclats, à l’apparence rien ne s’oppose, puisque « l’apparence domine sur tout », et qu’il n’y a rien que des apparence, des apparitions plutôt, des processus, des événements, des phénomènes si l’on veut, qui ne renvoient à rien, ne disent et ne cachent rien. Nulle caverne, nul ciel pour recueillir l’Etre. Pure surface, pure immanence, pur jeu de processus relationnels, et cela indéfiniment, sans commencement et sans fin. Tragique pur et nu d’un réel sans signification, sans parousie, et sans échappatoire. Ruine totale et définitive de l’idéologie. Destruction sans reste de nos valeurs, de nos espoirs et de nos illusions. Et pour autant ce n’est pas un nihilisme, cet idéalisme inversé qui se repaît des cadavres et rêve la mort universelle. Pour le pyrrhonien, il n’est pas question d’une fin, fût-elle apocalyptique : rien n’arrête le temps, rien ne met fin à l’impermanence, rien ne permet d’espérer une suspension du réel, tout change selon l’ordre du temps, mais l’ordre du temps est implacable comme l’est le réel lui-même. Deux termes pour la même loi.

 Dès lors, la conscience tragique est habitée par cette évidence qu’il n’existe pas de solution : si vous naissez vous devez mourir. Si vous naissez vous allez souffrir. Le temps ne change rien à l’affaire. Une éternité avant, une éternité après. De ce point de vue règne une équivalence absolue entre toutes les vies. L’insecte qui naît le matin et meurt le soir vit-il moins que la tortue de mer qui dure plusieurs siècles ? Et que valent les différences que nous établissons entre nous ? Entre nous, et les animaux ou les plantes ? « Convention que la durée, dirait Démocrite, convention que la vie et la mort ».

 Cela dit, nous aimons mieux vivre agréablement. Qui nous en blâmera ? L’essentiel est sans doute de parvenir à ce regard d’extraordinaire liberté, à ce non-attachement qui nous fait relativiser tout ce qui nous arrive, sous le regard de l’impermanence universelle. J’envie Démocrite se retirant sans regret dans sa cabane, au profond des bois, scrutant les mouvements des nuages, étudiant les vents et les tourbillons, fouillant les viscères, épluchant les humeurs, rédigeant ses observations, heureux, sans aucun besoin de quiconque, se riant de la turpitude humaine, relié secrètement par toutes ses fibres à l’univers infini. Quelque chose résonne en moi, qui m’arrache à la condition et aux besoins ordinaires, pour me hisser, ou plutôt me plonger dans cette conscience cosmique, dont mon insignifiance pourtant me sépare à tout jamais. Et un autre individu, bien réel lui aussi, en moi réclame son lot d’humanité, proclame son immersion dans la communauté humaine, son besoin de sens et de valeur, son intarissable désir. Tel je suis, tels nous sommes. Cela aussi est une dimension du tragique, indépassable, et par bien des côtés, humiliante et dérisoire.

 

C’est entre ces deux nécessités que s’écrit le roman de nos vies.

 

 

                                                    II

 

 Dégagé enfin des contraintes professionnelles, des soins du parentage et des soucis financiers je puis tout à mon aise me promener. Je dis bien me promener, et non voyager. J’ai fait jadis quelques voyages, plutôt brefs d’ailleurs, en divers pays de la Méditerranée, mais je n’en ai pas retiré grand chose, si ce n’est le sentiment aigu que le réel est partout le même. Une fois délesté de ses atours superficiels chaque pays ne révèle que mieux le poids des conventions et des modèles, tous équivalents en somme, tous destinés à dissimuler l’inanité de nos croyances et la rudesse indépassable de notre condition. Je ne voyage plus guère, vite incommodé par la fatigue des déplacements, la monotonie du spectacle, et par une disposition interne peu  compatible avec l’effort touristique. Je ne sais quel ennui me fait bailler devant les supposées splendeurs de l’art et de l’architecture. Je souffre plus du bruit, de la pollution et de la fatigue que je ne jouis des plaisirs. Si bien que je rentre chez moi plutôt soulagé, heureux de retrouver mon bureau et mes livres. Peut-être pourrais-je apprécier quelque site exceptionnel, en pays sauvage. Mais où se rendre pour trouver un tel dépaysement quand partout on ne trouve que la réplique de notre monde ? Autant rester chez soi. Cela dit j’adore la promenade. C’est à vrai dire une promenade fort immobile, si le plus clair de mon temps je le passe, soit dans mon bureau devant ma machine, soit dans mon atelier de méditation. On rira de telles dispositions casanières. Mais en ces lieux enchantés je fais le tour du monde par la pensée, j’erre par les continents les plus lointains, je visite les époques les plus diverses, les traditions et les mœurs, j’explore les pensées, j’examine les styles de vie, je les compare, je les médite et les expérimente. Et puis le spectacle qui s’offre de ma fenêtre est des plus plaisants. Un ciel lumineux, des martinets qui tournent et tournent à vous donner le vertige, des arbres pensifs et mélodieux, des chats qui se font la cour et la guerre, et le prodigieux carnaval de la nature, de saison en saison, d’heure en heure, toujours variable, changeant, toujours irradiant. J’ai un besoin tenace de ces mouvements autour de moi, qui me tiennent éveillé, qui me stimulent à sentir et à penser. Et quand vient un sentiment de monotonie, je vais marcher dans le parc tout proche, avide de sensations nouvelles, heureux comme un enfant de rencontrer un chien, de surprendre un écureuil qui croque ses glands, un papillon qui volète affolé autour d’une fleur. Cette année, plus que jamais, j’ai senti magnifiquement la pousse de la sève, au printemps, comme si moi-même, avec elles je me regonflais de vie et d’énergie. Alors quelques vers de Ronsard me reviennent en mémoire, et j’ai envie de chanter, de danser au milieu des allées. Rien n’est plus revigorant que le spectacle de la nature, et dans les froidures de l’hiver même je puis par instant ressentir je ne sais quelle exaltation mystique, dont le sens m’échappe mais qui me remplit de joie virile. Je n’ai que mépris pour tous ces penseurs du langage qui nous enfermant dans l’univers abscons des signes, nous arrachent à notre initiale patrie. En vieillissant je prends encore mieux la mesure de nos stupides prétentions intellectuelles, et je me retourne reconnaissant vers le sein de la vaste nature.

La promenade n’a pas de but. Je marche, voilà tout, heureux de marcher, de voir, de humer, de rire, de gambader, d’errer, de déambuler, de vaticiner. « Où allez-vous mon ami ? » -  « Mais nulle part, je n’ai pas de but, pas d’objectif, pas de raison, si ce n’est d’aller ». Et comme Montaigne, je pourrais invoquer l’exemple du vent qui s’époumone en tous sens. Ou celle des chiens qui semblent habités par je ne sais quelle fantaisie imprévisible, versatiles et tourbillonnants. Quelque fois un trop plein de pensées me gâche le plaisir. Alors je m’assois sur un banc, je respire avec régularité, je calme le cœur, et je me laisse glisser par degrés dans une douce méditation qui dissout progressivement mes humeurs négatives, mes angoisses et mes préoccupations. Après quelques minutes le mouvement du cœur est régulier, la respiration souple et calme, je me laisse flotter dans la sensation interne et ainsi l’état originel se rétablit de lui-même. Je retrouve une sorte de consonance intérieure avec le mouvement des feuilles, le murmure de la brise, le chant des merles, la respiration de la nature. Après une petite demi-heure je peux reprendre ma promenade, et cette heureuse disposition du cœur me fait goûter plus intensément encore les agréables sensations du corps. Promenade et méditation sont comme sœurs jumelles. Et l’une renforce les charmes de l’autre. Elles me font sentir jusqu’au tréfonds mon appartenance au tout, à l’immensité et à l’éternité. De telles expériences ne peuvent ni se définir ni se justifier. Elles sembleront ridicules à tout penseur sérieux, enfermé dans la conviction que seuls comptent chez l’homme le langage et la raison. J’ai essayé de me rendre  jadis à ces conceptions-là. J’en suis définitivement revenu. C’est dans la sensation de la nature retrouvée que je trouve mon fondement et ma certitude.

 Pendant plusieurs décennies je n’avais qu’une question, à laquelle il me fallait absolument une réponse : quel est le fondement du sujet ? Je me suis laissé abuser quelque temps par les chimères socratiques et platoniciennes, dont nos universitaires attardés se font les lointains apologistes. Cela n’a guère duré. « Connais-toi toi-même ! ». D’accord. Mais que préconisent-ils ? L’idéalisme. Le ciel intelligible. L’âme immortelle. Et pourquoi pas Dieu en personne ? La philosophie comme doublure de la religion. Plus tard ce fut la mode structuraliste et lacanienne. Mêmbac, avec de trompeuses raisons psychanalytiques, dont le mal-fondé finit par m’aveugler. Toujours la même sauce pour faire passer le poisson, je veux dire la dimension tragique. « Qu’est-ce que le sujet ? Un signifiant pour un autre signifiant ». Merci Messieurs. J’aime encore mieux le bon vieux catéchisme catholique, au moins il dit les choses sans hypocrisie ni faux-fuyants. Toujours la même haine du corps, de la nature, de l‘animalité. La même obsession du fondement divin, la même scission fatale au cœur de la réalité. Eh bien, je ne marche pas. Ce sujet-là est un pantin, un jouet du signifiant, une breloque. Dans cette course infinie vers l’origine, le sujet, déboussolé, affolé, psychotisé, ne rencontrera jamais que d’autres signifiants aussi imberbes et dépenaillés que lui, aussi décharnés, écorchés, dépiautés, cadavres exsangues, de simples mots, « abolis bibelots d’inanité sonore ». Et l’on voudrait que je me range à cette aune-là ? Si c’est cela la guérison mentale vive la maladie !

Me détournant avec dégoût de ces tristes sires et de leurs bavoirs baveux je me suis mis en quête d’une source solide et indiscutable. J’ai retrouvé l’intuition centrale de la pensée grecque, à travers Epicure, Montaigne, Spinoza, Goethe, Groddeck et quelques autres, dont je n’avais jamais tout à fait oublié le message. L’homme est un élément de la nature, et non point un empire dans un empire. Marcel Conche a donné à ma révolution mentale un surcroît de validité. La Physis, voilà la réalité, la seule réalité. Si l’homme veut se penser comme sujet distinct de la nature que ce soit au moins dans l’orbe indépassable de la nature, comme esprit si l’on veut, mais esprit incarné, corps sentant et pensant dans la multitude infinie des corps. Corps je suis, corps je me revendique, sans honte ni scrupule. On oppose le corps à l’esprit, et l’on veut soumettre le corps à l’esprit. Mais d’où vient ce clivage ? Quelle est sa fonction ? Quelle politique est-ce-là, qui asservit et qui opprime ? Dictature du langage, forclusion, et psychose. Voilà où nous en sommes. Quant à moi j’ai acquis une certitude subjective, une sensation et un sentiment internes sur de toutes autres bases. De cette disposition-là, que rien ne renverse, je puis, comme le dit Lucrèce, contempler la grande mer, l’agitation des flots, et conserver par-devers moi une sorte de tranquille assurance. Je ne suis, certes, qu’un fragile Moi dans l’écoulement cosmique, mais ce moi, pour illusoire et instable qu’il soit, n’en est pas moins partie du tout, et à ce titre aussi justifié et légitime que le papillon, la feuille, l’ouragan et les chutes du Niagara.            

 

 

                                                   III

 

  1. La démarche philosophique c’est d’abord, au sens le plus concret, une marche. Comment ne pas évoquer immédiatement les arpentages de Socrate et de Diogène par les rues de la ville, le « péripatein » d’Aristote enseignant à la cantonade, l’interminable voyage de Pyrrhon à travers l’Asie Mineure  jusqu’aux rives du Gange, les ambulations méditatives d’Epicure par les allées du Jardin, le piétinement de Montaigne dans sa « librairie », les promenades solitaires de Rousseau rêvant tout haut par les bosquets et les chemins détrempés, et bien sûr les pérégrinations exaltées de Nietzsche sur les hauteurs de l’Engadine. Philosophes marcheurs, escaladeurs, batifoleurs, vaticinants, pérégrinants de la vérité, tantôt sombres comme les nuages, tantôt lumineux comme un ciel d’été. Toutes les saisons,  toutes les heures, tous les climats et tous les caprices de la vaste nature résonnent dans leurs pensées, et leurs intuitions les plus hautes, fécondées par la vaste nature. Certains d’entre eux, il est vrai, élisent domicile dans la cité, et comme Socrate, délaissent le clair ruisseau chantant pour le vacarme du marché. Ceux-là veulent le contact avec le marchand de vin, le sénateur, l’artisan, l’avocat, l’homme public. Ils veulent exercer une action directe, réformer les opinions, enseigner. D’autres, à l’écart de la foule, obéissant à un démon de solitude, préfèrent le mouvement des sources et des nuages, et l’écho du monde dans leur cœur. Mais tous sont des marcheurs impénitents. « Mes pensées dorment si je ne les agite ». Ou encore, à la manière de Nietzsche, ils vilipendent les « culs de plomb » vautrés sur leurs chair(e)s universitaires. Je ne suis pas de ceux-là, je ne puis penser qu’en marchant, ne consentant à écrire que le temps d’une brève mise au point. Et encore, l’écriture elle-même, si elle n’est ni scolastique ni pédante, est-elle une manière de vaticination sauvage et enjouée par les allées du verbe. Ecrire c’est jouer avec les pièges de l’intellect et de la langue, dérouter la logique, se jouer des formes fixées par la coutume, déjouer la répétition, ouvrir un espace au vent et à l’inspiration, prendre le large, s’aventurer en haute mer. Marche du corps et marche de l’esprit ne font qu’un. Tout est prétexte à déranger, falsifier la monnaie, démanteler les valeurs d’usage, subvertir le sens, errer sans autre plaisir que d’errance et d’ « itinerrance ».

 La promenade philosophique est un petit « drame ». Entendons, au sens grec, une action qui se déroule dans un temps donné et un espace donné. Ou plutôt, un temps conquis et un espace conquis. Chaque promenade, loin d’être la monotone répétition de la veille, inaugure une nouvelle dimension de l’existence : « Le soleil est nouveau tous les jours », et les vents, et les nuages, et les arbres, et les oiseaux, et mes pensées, et mes intuitions. Conquête quotidienne, toujours recommencée, sans début et sans fin. Rien sur quoi on puisse « s’asseoir », rien de fixe, d’intemporel, de préexistant. Chaque matin est neuf, absolument originaire. Chaque jour est le premier jour, éternelle naissance du sujet. La promenade est un acte : mise à disposition, disponibilité absolue. Je me mets en route, j’oublis qui j’étais, je suis à l’orée des commencements, je suis ce vide réceptif qui absorbe la nourriture du monde, je me laisse féconder, porter, enfanter par la puissance infinie, et comme Goethe je puis dire :

 

                                                              Vie nouvelle, et sang neuf

                                            Je les tire du libre monde !

 Acte intuitif, théorétique : naître dans la naissance du Tout. Et pourtant, ce Tout me précède infiniment, ce n’est pas moi qui le crée, je n’ai pas la sottise de me prendre pour la source absolue. Mais c’est en moi, dans cette fébrile et calme aspiration, que le monde, pour moi, se met à vibrer et que je vibre en lui. Un moment, ce pesant sujet qui se prend pour le centre, s’abolit dans la contemplation désintéressée, se laisse voguer dans la dimension universelle. C’est cela que l’on nomme quelquefois le sentiment de la nature, mais c’est bien plus qu’un sentiment. Dans cette intuition sans objet ni sujet l’originaire se vit à travers moi, comme si moi-même, aboli, je m’ouvrais, toute barrière effacée, à l’omniprésence du Tout.

 La question du sujet trouve ici sa solution. Sujet zéro : immergence. Sujet un : émergence. Tantôt le sujet s‘abolit dans l’origine retrouvée, dans la vie universelle. Tantôt il se sépare, retrouve la loi du langage, se rétablit comme sujet mortel, parlant et sexué dans l’ordre symbolique, dans la subjectivité individuelle, la relation et l’efficacité sociales. Au sens strict, sujet désignerait le point virtuel de contact entre ces deux ordres, point de capiton du réel et du symbolique. Jonction-disjonction, absolument impensable et irreprésentable, mais nécessaire à poser comme garant de la double inscription.

 J’apprends à déambuler d’un pôle à l’autre, et à vrai dire, je ne puis concevoir d’existence humaine qui ne voyage d’un pôle à l’autre. C’est notre nécessaire folie, celle que nous enseignent les poètes antiques, dont les héros toujours font quelque stage dans les Enfers avant de parvenir à leur intime vérité. Nous autres modernes, nous sommes si profondément aliénés à nos misérables valeurs sociales que nous n’avons plus aucune idée ni de la subjectivité, ni de l’origine, ni du tragique. Aussi nous précipitons-nous tout droit dans le mur. Aller et venir, mourir et renaître, plonger dans les abîmes de l’Hadès, en revenir transfigurés, poètes du retour et de la renaissance, qui, parmi nos contemporains, a encore l’intuition de ces choses-là ? Et comme nous ne savons plus voyager, comme nous n’avons plus de guide et de garant, nous tournons en rond dans notre forclusion mentale, sauf à sombrer d’un seul coup dans la décompensation et l’asile psychiatrique.Je me promène. Tantôt dans mon bureau, et je pense alors à Montaigne, ou à Hölderlin. Tantôt dans les bois et les parcs. J’invoque l’ombre de Rousseau, d’Epicure et de Lucrèce. Tantôt par les rues de la ville, et je deviens philosophe cynique, aboyant et vociférant. Et quand je marche en montagne je ne puis faire autrement que de convoquer Nietzsche. Et d’une certaine manière c’est la mémoire de Pyrrhon qui rassemble toutes ces gestes héroïques, lui qui fit tout cela, et de toutes les manières, initiant la parfaite activité du philosophe. Recevoir en soi toutes les pensées possibles, accueillir tous les dogmes pour n’en retenir aucun, s’essayer à toutes les intuitions, explorer toutes les voies, parcourir tous les espaces, tous les temps, expérimenter tous les styles, être tous les autres et parfaitement singulier, voilà la tâche par excellence du philosophe. Et si rare, et si merveilleuse qu’elle ne mérite qu’un nom : métaphilosophie.

 

 

                                                IV

 

 

 Je voudrais n’écrire que par pur plaisir. Mais toujours une force interne plus forte que moi me précipite vers mon bureau et ma machine, alors même que le désir n’est pas extrêmement vif, et parfois tout chancelant et boiteux. Mais l’ennui vient vite, ou plutôt une espèce de découragement macabre : que faire de toutes ces journées si rien de spirituel ne les anime et ne les agite ? La lecture est souvent décevante, elle me lasse de plus en plus vite. J’ai souvent le sentiment un peu ridicule que je connais déjà tout ce que je vais lire, non pas nommément, mais pour ainsi dire par intuition, ou expérience. Les trouvailles, les surprises, les enchantements se font trop rares, et de plus en plus avec le temps qui passe. Et puis il y a tant de redites ! Quelques bons livres essentiels, et cela suffirait pour peupler l’univers. Moi-même je n’ai pas la certitude d’ajouter grand chose à cet essentiel, qui est dans Héraclite, Epicure et quelques autres. Mais il m’importe de faire miennes les idées que je glane de-ci de-là, de me les incorporer, de les métaboliser en substance personnelle. J’écris, partie par plaisir, partie par nécessité. C’est comme si, dépouillé de cet artifice verbal, je me retrouvais tout nu sur quelque île déserte au milieu du Pacifique. Robinson avait sa Bible et son chien, moi il me faudrait un chien, et comme dit Montaigne, du papier et de l’encre pour l’éternité.

 

Cette nécessité a quelque chose de singulier. Elle de l’ordre de l’existentiel. D’autres ne peuvent vivre vraiment sans courir la prétentaine, jouer au casino, miser aux courses, courir le lièvre. Pascal a tout dit là-dessus, et je soupçonne qu’il s’agit, hélas, de quelque divertissement, noble si l’on veut, mais divertissement au sens propre du terme. Amusement,jeu, farcissure, remplissage, colmatage. C’est que la vie ordinaire m’ennuie profondément. Et le travail, et les activités dites récréatives et tout le carnaval de nos sociétés de loisirs. Je me promène parmi les « lettres », je veux dire les mots de la langue, je les hume, je les soupèse, je les renifle comme un chien, je les goûte, je les rumine comme une vache. Et puis je les déplace, je les « encube », je fais des pâtés de sable, des châteaux de plaisance, des jardins et des fontaines. Les mots se combinent à l’infini, comme les notes de musique, et en ce sens je ne vois guère de différence entre le poète et le musicien. L’art est un espace transitionnel, une aire d’indétermination entre le dedans et le dehors, une peau de substitution, une enveloppe sensitive qui nous met à la juste distance des choses inconnaissables.

 Ma première question, en me réveillant ce matin a été celle-ci : que voulait donc dire Bouddha lorsqu’il a produit la théorie de la souffrance universelle ? Tout ce à quoi nous nous attachons est souffrance et cause de souffrance. Donc l’art lui aussi est souffrance et cause de souffrance. Noble et douce, mais cela ne change rien à l’affaire. Divertissement. Enveloppement délicat, bulle consolatrice. Je ne vois pas que l’art révèle le réel : il le fait voir autrement, mais toujours dans l’écran de l’illusion. Et l’on peut généraliser : toute la culture humaine, dans toutes ses dimensions, est illusion, divertissement et bulle protectrice. Qu’est-ce à dire ? Ceci : l’homme ne peut habiter directement le réel, il lui faut des écrans protecteurs, des grilles conceptuelles, des classifications et des normes, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. Mais alors tout cet appareillage n’est autre chose qu’un trompe-l’œil. Le

regard direct sur les choses est quasi impossible, et comme on dit si bien, ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face.. Cette fameuse souffrance est aussi une protection, vraisemblablement indispensable. Peut-être indépassable ? Et pourtant nous sentons bien qu’il y a là une tricherie à l’échelle cosmique. L’homme dit « normal » est en fait complètement inhibé par ses conditionnements culturels, et fait-il l’effort de sortir de sa propre culture pour en expérimenter une autre, il gagnera en extensivité, en relativité, mais il ne saurait pour autant échapper au carcan culturel. Il serait comme un seigneur en prison, mais toujours en prison, fût-elle dorée.

 Sur ce point précis je vois une identité de vue remarquable entre Bouddha et Pyrrhon. Bouddha enseigne le dépassement des attachements, des concepts, des visions dualistes qui nous emprisonnent. La liberté est au-delà du langage, dans cette aire indicible de la contemplation sans objet. Pour Pyrrhon, à la suite de Démocrite, tout ce que nous pensons est conventionnel : « convention que le beau et le laid, convention que le doux et l’amer, le juste et l’injuste ». Mais il va plus loin encore : ce que sont les « choses » nous n’en pouvons former aucune idée, les choses étant inconnaissables, sans critères, sans mesures possibles, indécidables, susceptibles d’aucun travail de comparaison, de classification. On ne peut se fier ni aux sens, ni au jugement, non pas tant en raison de leurs faiblesses naturelles que du caractère absolument hors-norme du réel. Les « choses » sont radicalement au-delà, ou si l’on veut, en-deçà de toute appréhension humaine. Fin de la quête : ni sujet connaissant, ni objet à connaître. Aphasie radicale.

 Je doute que l’on soit jamais allé plus loin dans l’aventure de la pensée, la pensée s’abolissant elle-même, se suicidant en quelque sorte sur l’autel de la vérité. Tous nos savoirs sont de pacotille, la paix de l’âme est à la portée de tous. Nirvâna pour l’un, adiaphorie pour l’autre, en bonne lecture françoise : extinction, ou indifférence.

 Métaphysiquement cela est lumineux, sans conteste possible, d’une absolue et foudroyante évidence. Mon problème est plutôt d’ordre psychologique. Qui peut réaliser cette vérité sans en périr ? Dans un célèbre soûtra où Bouddha expose pour la première fois la doctrine de la Vacuité, mille moines, pourtant férus de métaphysique et rompus à tous les exercices de méditation, brusquement saisis de terreur, auraient rendu l’âme sur le champ ! Il faut croire que cette idée a quelque chose de vertigineux, peut-être bien de ne plus se concevoir comme une idée ! En radicalisant je pourrais dire : la vacuité, ou elle tue, ou elle libère à jamais ! Mais que voilà une terrible alternative !

 Dans un contexte moderne je formulerais le problème de la manière suivante : la normalité c’est la prison. Première sortie : la psychose, mais celle-ci est un délabrement, une dissociation psychique, une dislocation pathologique de la personnalité. Cela dit, il est bien possible que le dit fou ait quelque accointance avec le réel, dans une expérience terrifiante et sublime du trou, dans l’éclatement de toute subjectivité, dans l’indéterminé d’une innommable présence. Mais je ne l’envierai pas, je trouve cela payé trop cher. A l’autre extrême, et cela ressemble étrangement par certains côtés à la psychose, nous aurions cette expérience renversante d’un moi déjà solidement constitué qui se délivrerait d’un coup de toutes ses chaînes, et, sans se détruire, saurait vivre à la fois l’immersion mystique dans le Tout et la continuité relative d’une existence socialement normée, bien qu’invinciblement et subtilement détachée de toute norme. Ce serait l’authentique et folle sagesse, celle que vantent toutes les traditions libératoires.

Le danger est psychologique. Souvent le candidat se croit mieux armé qu’il n’est pour le grand voyage et se précipite dans des expériences dévastatrices. Il est en moi un vieux fond paysan qui m’a toujours retenu aux bords de mes extravagances. Pour ce qui précède je sais que je ne suis pas prêt. Et peut-être ne le serai-je jamais. Vraisemblablement mourrai-je sans avoir connu ni les délices de la contemplation, ni la vraie liberté intérieure. Je me perçois souvent comme un champ de ruines, où surnagent çà et là quelque torse antique mutilé, une tête fracassée. La vision intellectuelle n’est pas rien, mais elle ne saurait tenir lieu d’expérience vécue. Aussi suis-je comme un mendiant à la porte du temple. Mais sans doute n’y a t-il pas de temple. Ni enseignement, ni évangile, ni doctrine, ni livre, rien que ce choix : sauter ou ne pas sauter.

 Je me promène, disais-je dès le début de ces pages. Et ce qui précède immédiatement est aussi une promenade, un peu sérieuse, un peu aride. Mais je suis habitué de longtemps à ce genre de pérégrinations. Souvent je m’en lasse et m’en détourne. Mais j’y reviens immanquablement, un jour ou l’autre. Il me semble que c’est là le degré le plus haut de l’existence, et s’en détourner c’est concevoir un arbre sans faîte. « Le Haut Faîte » disent les Chinois. J’ai du mal à penser que dans leur immense histoire ils aient pu délirer

 systématiquement, désignant par ce vocable une pure fantasmagorie verbale. Mais ce qu’il faut bien comprendre, et cela est particulièrement vrai pour nous, Occidentaux d’aujourd’hui, c’est que tout arbre doit avoir de solides racines qui pénètrent profondément la terre, un tronc ferme et droit, avant de songer à escalader le ciel.

 

 

                                                               V

 

Retour au banal. Mais le banal a lui aussi, quelquefois, une dimension créatrice, imprévisible et miraculeuse. C’est que la nature ne cesse de produire, et du sublime, et du grotesque, et de l’indifférent. Mais ces distinctions n’ont guère de sens, même si nous ne pouvons nous en passer dans la vie quotidienne. Tout est indifférent du point de vue du Tout, et inévitablement signifiant pour nous, prisonniers de nos désirs.

Hé quoi ! Il faut bien vivre ! Je regarde le ciel du haut de ma « tour », et je vois une équipée criarde de martinets tourner et siffler sans fin au dessus des jardins, comme un tourbillon démocritéen, sur fond de nuages pensifs. Cela fait une belle danse, ponctuée de chants de merles et de rossignols. Le jardin respire au cœur même de la ville, à deux pas de l’effroyable pollution et de l’agitation publique. J’observe des chats qui se pourchassent, se font la cour, s’insultent à cris stridents, et plus souvent assis paisibles comme des moines en méditation. La fumée de ma pipe décrit de beaux cercles bleuis avant de se disperser ou de fuir en ellipses par la trouée grise de la fenêtre. A de certains moments j’éprouve dans la chair une sorte de contentement suave, de paisible acquiescement au désordre du monde, sans rancune ni ressentiment. Se tenir à l’orée des choses, voilà le bonheur, sans doute le seul accessible à l’humaine condition.

Je me reproche quelquefois d’être trop compliqué, trop instruit, trop intellectuel, et de me gâter stupidement, par excès de pensée, le simple plaisir de vivre. Mais ce plaisir, depuis longtemps, ne va plus de soi. Je l’ai perdu trop tôt, dès l’enfance, pour ne le goûter plus que sporadiquement, dans mes promenades champêtres, dans les exercices physiques où j’étais plutôt bon et courageux, dans de belles lectures poétiques, et aujourd’hui dans cet acte de création indispensable à ma vie. Tout se passe comme si, ayant perdu le rapport directe aux choses et à leur intensité sensitive, il m’avait fallu passer par un long et laborieux détour philosophique pour rejoindre enfin une sorte de fraîcheur native qui passe par le jeu du langage. Les mots, qui nous ont arrachés au contact direct des choses, pourraient-ils sur le tard nous ouvrir un accès paradoxal à ce qui leur échappe essentiellement, le détour peut-il nous ramener à l’originel, et l’artifice extrême à la simplicité toute nue ? « Pour l’homme, le plus proche est aussi le plus difficile ». Peut–être un tel miracle est-il possible à celui qui a fait le tour complet de ce qu’on appelle culture, expérimenté la caducité intrinsèque du savoir, dépouillé tout illusion quant à la véracité du verbe, compris dans sa chair que le mot n’est pas autre chose qu’un jeu sonore, un symbole approximatif, qu’il ne contient rien d’autre que ce que nous y mettons de créativité personnelle, et que dès lors il puisse enfin, contre toute raison, se mettre à parler. Je ne puis comprendre autrement l’acte poétique. C’est un affect d’abord, ou un percept très puissant, offert dans la nudité du silence, dans l’ouverture du cœur, qui suscite étrangement un mot sorti du fond de l’inconscient, un assemblage miraculeux, étranger à tout concept, à toute intellectualité, une phrase enfin, ou un vers qui s’impose avec une extraordinaire évidence, vrai en somme, irrépressiblement présent, presque violent dans sa « carnation » physique et symbolique. De Pyrrhon, qui prêchait l‘aphasie, nous savons qu’il parlait interminablement, confondait les adversaires par la puissance de son verbe. Ne criez pas à la contradiction. Pas davantage au sujet de Bouddha dont on a pu dire avec justesse qu’en quarante années d’enseignement il n’a jamais rien enseigné.

 Ce paradoxe trouve sa solution dans l’ancienne sentence d’Héraclite : le dieu qui est à Delphes ne cache ni ne révèle ; il fait signe. Le langage nous fait tout rater si nous croyons au langage, si nous imaginons que le mot dit la chose, qu’il existe un Etre dont nous puissions saisir l’essence. Mais il faut revenir au silence d’abord, faire le vide, consentir à la nudité, « dépouiller l’homme ». Alors seulement un mot peut naître, jailli on ne sait d’où, qui dit, non ce qui est, mais notre profonde accointance, notre coïncidence à la chose indicible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
G
Merci cher lecteur inconnu. je serai heureux de lire vos remarques éventuelles.
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E
J'ai un passage sur votre site sur l'indication d'une internaute. j'ai éprouvé un grand plaisir à communiquer avec vous par la pensée. J'ai particulièrement apprécié la réflexion sur la philosophie de la non pensée. Je vous souhaite du courage pour la suite.
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G
J'approuve totalement cet éloge de la marche et de la rencontre avec soi. Mais je me reconnais un peu moins dans ce terme de "pélerin" - il faudrait plutôt selon moi parler de pérégrin, de pérégrination, sans but ni plan, et surtout sans connotation religieuse ou idéologique. En somme , il n' y a rien à trouver. Donc toute recherche est fondamentalement vaine. Vivre suffit. Surfer sur la Surface Absolue.
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D
Voilà un commentaire qui me réjouit et dont je me sens bien proche moi qui ai fait de la marche le fondement de l'esthétique tragique. Cher Tchoumi, CG, je me permets de vous inviter sur Clinamen (à un atome d'écart) en lien sur ce blog et sur lequel vous devriez découvrir la fraternité du pas.
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T
Demain dès l’aube……<br /> <br /> <br /> <br /> A l’heure où blanchi la campagne,.je partirai .J’ai besoin de partir ,de fermer la porte de la maison,de laisser le confort ,les habitudes domestiques,les êtres chers,en un mot de me retrouver seul..Il m’a fallu une réfexion assez longue et une certaine maturité (le privilège de l’ âge ) pour analyser et comprendre ce besoin qui je l’espère ne deviendra pas une drogue.<br /> <br /> Certains pourraient croire à une fuite en avant vis-à-vis du quotidien.Bien au contraire,mon besoin de marcher coïncide avec mon désir de solitude heureuse .Ce moment privilégié où l’on se retouve avec soi –même , ces instants bénis en communion avec la nature ,cette réfexion à l’écoute de ses pensées, me permettent de rompre avec le quotidien ,pour mieux le retrouver et pouvoir en goûter et jouir en toute plénitude.Je ne suis pas un ascète et aime tous les plaisirs de la vie . Avançant en âge, j’aime aller au restaurant pour profiter des plaisirs de la bonne chère à défaut de ceux de la chair….Quoiqu’il en soit, cette démarche personnelle ,cette recherche de solitude est devenue avec le temps un véritable besoin et me permet de bien savoir maintenant où se situent les vraies valeurs de la vie.<br /> <br /> J’ai longtemps cru que cette réflexion sur la symbolique du chemin relevait essentiellement d’un intériorité psychique personnelle et que ce parcours pouvait être fait à domicile , dans le calme et l’ambiance douillette d’une bibliothèque. C’est un mirage et une parfaite illusion..Je suis intimement persuadé qu’il faut vraiment partir sur le chemin et catégoriquement rompre avec le quotidien, ce qui n’empêche pas bien sur de profiter de sa librairie comme disait Montaigne…qui malade et plein de goutte à la fin de sa vie ,après avoir beaucoup voyagé s’enfermait dans sa librairie.Un jour très proche viendra ou je ne pourrai plus partir et il faudra bien accepter . Je ne peux pas dire comment je réagirai .La voix de la raison et la sagesse l’emporteront-elle ? Je ne voudrai pas rendre la vie impossible à mon entourage.<br /> <br /> Une bonne paire de chaussures ,un sac à dos ,de bons habits ,un peu d’eau et me voila parti une nouvelle fois peut-être encore à la recherche de moi-même. Je ne suis pas seul, car alors un dialogue , une véritable conversation muette s’engage très animée et vivante .En effet, je suis mon meilleur ami, et ce dernier est parfois très bavard lors d’une pause en admirant la nature. J’apprécie cette liberté, je dirai même que je la savoure avec délice à la manière d’un gourmet comme un plat rare. Liberté physique et morale, liberté de pensée détachée de toute attache matérielle ,je n’oserai pas énoncer ces moments furtifs de bonheur et de plénitude.<br /> Les choses simples au plus près de la nature procurent à la créature humaine des joies terrestres qui ne peuvent pas nous tromper :les enfants avec toute leur naiveté le sentent bien et nous le rendent .<br /> <br /> J’ai réappris à me ressourcer l’âme . Savoir prendre le temps de s’arrêter, d’écouter les bruits de la nature remplis de silence, d’obsever une feuille colorée qui tourbillonne comme si c’était la première fois avec le regard émerveillé d’un enfant ,voila certains moments magiques que l’on ne peut oublier .Dans la solitude et le silence ,loin du superflu, on n’entend plus que l’essentiel.<br /> .<br /> <br /> Je suis un privilégié, je le sais ,et savoure ces instants comme on peut le faire en dégustant un grand vin plein de saveur et de rondeur qui se dévoile au fur et à mesure de la durée de la dégustation. C’est alors que le dialogue devient vivant et très animé .Parfois ,je ne suis pas d’accord ,la conversation s’envenime ,mais très souvent la raison l’emporte sur la passion. Mon meilleur ami est parfois un être trop passionné...il faudra de temps en temps passer outre , je retiendrai la leçon. « Parfois je pense , parfois je suis « disait Paul Valéry. Et être ce n’est pas rien .Je savoure ces instants si rares du mystère de l’existence .Je ne suis plus dans le registre du quotidien du banal du« on » comme dit Heidegger , mais dans un état de l’ « existence authentique »dans lequel on a conscience de l’énigme que représente le fait d’exister .Le retour du « on » reprendra vite le dessus : le « on » nous aide beaucoup dans la vie de tous les jours à supporter tous les maux . <br /> Puis les choses s’apaisent et je reprends doucement mon chemin .Dans le vent qui souffle sur la plaine ,je tends l’oreille pour écouter à travers le silence qui m’enveloppe, le bruit de mes pas comme un cœur qui bat .Je communie avec la nature qui m’environne.Cette solitude harmonieuse apporte la paix intérieure nécessaire pour accéder à la méditation. Souvent la solitude heureuse se transforme en solitude malheureuse lors de notre route quotidienne.<br /> <br /> « Cette fragilité,cette transmutation des valeurs de la solitude,est la preuve que la solitude est le révélateur fondamental de la valeur métaphysique de toute sensibilité humaine. » <br /> <br /> Gaston Bachelard « Le droit de rêver » <br /> <br /> Peut-être est on inconsciemment à la recherche d’une intériorité certaine, à la lisière de l’âme.<br /> On peut alors se poser la question de savoir pourquoi la solitude du marcheur est bien souvent si ce n’est toujours une solitude heureuse .Les marins et les alpinistes sont sur le même registre de l’intériorité personnelle.<br /> Quelles sont les valeurs communes à tous ces parcours apparement différents mais oh combien semblables ? L’immersion au sein de la nature , le défi de soi ,la solitude ,permettent alors un travail personnel intérieur d’une richesse inégalée.Mais dans tous les cas il faut partir et rompre avec l’ogre du quotidien. « Je est un autre » disait Rimbaud .Là, sur le chemin,au bout de l’effort, face à la solitude intérieure ,l’autre visage nous attend ,le vrai .Mais qu’est-ce que la vérité d’un visage ? Peut-être celle qui laisse deviner l’âme ?<br /> <br /> Le départ et la solitude sont indispensables pour nous détacher des rythmes habituels propres à chacun qui nous sont personnels.En nous mettant en face de nous même ,la solitude nous conduit à entreprendre un dialogue intime,et à vivre ainsi une méditation qui répercute partout ses propres contradictions et qui tente sans fin une synthèse dialectique intime. C’est lorsque l’homme est seul qu’il se contredit le mieux pour trouver son chemin ,c'est-à-dire sa vérité son « essentiel .» A la recherche de cette vérité , j’ai choisi la marche ,non pas celle des touristes préssés qui « visitent » un site au pas de charge,ni celle des randonneurs qui s’accordent une journée en montagne (c’est déja mieux) ,mais celle qui fait de nous des pèlerins.Cette marche solitaire se situe en dehors du temps.C’est ce qui fait toute sa richesse.<br /> <br /> Si vous n’êtes qu’un homme intelligent,plein de certitudes ,vous ne pouvez pas comprendre.Mais si un jour ,vous avez mis vos chaussures et êtes parti sur un chemin, seul, en compagnie de vous-même, si vous avez appris humblement à lire le livre de la nature, si vous vous êtes laissé habiter par la plénitude de ces instants , alors vous apprendrez vite à savoir où se situe l’Essentiel et peut-être votre parcours terrestre en sera profondémént bouleversé . Je suis persuadé que l’expérience ne peut être que positive :vous seul en détenez la clef …L’homme est un pèlerin de passage sur cette terre,la difficulté est de trouver la bonne voie parmi toutes celles qui nous sont proposées.<br /> <br /> <br /> C G
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