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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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15 décembre 2020

LA PROMENADE du MELANCOLIQUE : PHILOSOPHIE de la NON PENSEE

 

                                                                

 

 

LA  PROMENADE DU MELANCOLIQUE

 

 

 

                                                                               I

 

 

 Pourquoi tant de créateurs, poètes, philosophes, artistes, législateurs, sont-ils peu ou prou des mélancoliques ? La question n’est pas nouvelle et dès l’Antiquité elle fut posée dans le très remarquable Problème aristotélicien sur « L’homme de génie et la mélancolie », et traitée avec une certaine perspicacité. Depuis, les pathographies d’hommes illustres n’ont fait que complexifier la chose, avec, il est vrai une prédominance de l’explication psychologique, comme dans le cas de Nerval, d’Artaud, de Hölderin et bien d’autres. Je suivrai volontiers cette piste à mon tour, mais en y ajoutant d’autres perspectives de nature phylogénétique.

Qu’est ce qu’un écrivain ? C’est un homme qui se sent condamné à écrire, et qui vit cette condamnation comme un fatum personnel, avec des sentiments variables, allant de la désespérance résignée à la jubilation la plus folle. Amélie Nothomb déclare par exemple qu’il lui est impossible de vivre un seul jour sans écrire, et que, où qu’elle se trouve, elle s’aménagera toujours un espace et un temps, fût-ce à quatre heure du matin, pour se livrer à sa passion. Car il s’agit bien d’une passion au sens fort du terme, avec ses relents de souffrance et d’exaltation. Ce fait mérite interprétation. Il est en effet étrange que cohabitent de la sorte la plus extrême contrainte et la plus noble des libertés, dans une même et unique activité, qui somme toute n’est pas de nécessité vitale. Or tout se passe comme si c’était là une nécessité non seulement impérieuse, mais plus essentielle que toutes les autres. Pour un écrivain, écrire est aussi nécessaire que le pain qu’il mange et l’air qu’il respire. Je dirai volontiers que dans bien des cas il s’agit du besoin absolu de recréer sans cesse une peau psychique dont la solidité est infiniment vulnérable. L’écriture s’apparente à l’addiction, et en représente peut-être la forme noble. « Ecrire pour vivre » disent-ils souvent. Ou encore : « Ecrire pour ne pas devenir fou ». Ce qui dénote pour le moins une singulière inquiétude quant à l’équilibre personnel, comme si la faille existentielle menaçait à tout instant de laisser échapper les monstres inconscients qui vont emporter tout l’édifice. L’écrivain, comme le philosophe et l’artiste, vit dans un univers de symboles qui s’interposent entre lui et la réalité extérieure, la rendent tolérable, pensable, la mettent à distance, mais permettent aussi une sorte de saisie conforme au principe de réalité.. Nous sommes dans cet espace intermédiaire que Winnicott a remarquablement décrit comme étant à la fois subjectif et objectif, singulier et collectif, imaginaire et symbolique, espace du jeu, de la libre rêverie et de la création. Cet espace, ce monde intermédiaire, s’il est vraiment créatif et signifiant, aura pour résultat imprévu de séduire son créateur, bien sûr, mais aussi les spectateurs, les esthètes et parfois l’humanité entière, lorsque l’œuvre personnelle entre en résonance avec la sensibilité collective, au bon moment, et sous le juste rapport. Ce que Freud appelait la prime de plaisir qui s’attache à l’œuvre d’art.

 

Cette interprétation a le mérite de relativiser les constructions psychopathologiques qui s’efforcent d’expliquer les œuvres à partir de complexes personnels de l’artiste ( Van Gogh expliqué par des tendances psychotiques par exemple) et de ranger ces productions au rang de médiations symboliques, apparentées en somme aux fantaisies des hommes du commun. L’artiste n’est plus une exception, mais le représentant exemplaire d’une activité commune à tous, depuis l’enfant qui dessine jusqu’au vieillard qui fantasme en somnolant. L’espace intermédiaire est conçu de la sorte comme une nécessité psychologique universelle.

 

Nous voilà plutôt loin de la mélancolie. La spécificité de cette affection tient à la position particulière de l’objet, ou plutôt du non-objet dans l’inconscient. De quoi souffre le mélancolique ? D’être dépourvu du bon objet interne, qui pour toutes sortes de raisons  n’a pu se construire correctement. Dès lors il est habité d’un sentiment coercitif et rémanent de trou interne, de faille fondamentale. Comme le célèbre tonneau des Danaïdes, l’inconscient laisse couler interminablement le sang noir d’une plaie qui ne se referme jamais. L’objet est là, obsédant, et pourtant il n’est pas constitué comme tel. Il se manifeste comme une horrible chose perpétuellement menaçante, intrusive, persécutive, et pourtant, au sens propre, il n’existe pas, il n’a ni consistance, ni forme, ni structure. On ne peut rien bâtir sur lui. Ce n’est pas un fondement, tout au plus une caverne noire, un objet en négatif, une vacuole vide, une sorte de vagin troué vers le bas, fond sans fond. Ne dites pas qu’il n’est rien, puisqu’il agit comme un tourbillon, entraînant vers le fond, à la manière d’un trou noir, ou d’une obscure étoile d’antimatière. On ne peut le représenter, on ne peut le penser, si ce n’est en termes négatifs, comme doué d’une redoutable puissance d’attraction mortifère. Ne dites pas, comme Freud, que l’ombre de l’objet est retombé sur le Moi. Car ce n’est pas un objet, ce n’est pas une forme noire qui ferait de l’ombre, c’est une carence, non pas une inexistence, un néant, mais une présence en creux, une terrible force de destruction, une étoile aimantée, soleil noir si l’on veut, mais invisible et d’autant plus inexpugnable.

Dès lors la nécessité interne de la symbolisation va de soi. Point ne suffit de penser, ni de parler, il faut écrire pour donner un peu de consistance à la mince pellicule qui entoure et reteint la faille. Il n’est pas question de saisir la faille, de la décrire ou de la résorber par le verbe. Tout au plus peut-on tenter de la circonscrire, de constituer une sorte de peau de substitution, de renforcer les défenses, de perlaborer les maigres et sibyllines manifestations de l’inconscient, si toutefois il consent encore à se manifester. Car ce qui guette, c’est le péril absolu de l’asymbolie, le mutisme et le raidissement cadavérique dans la psychosomatose ou le suicide.

 

Bien sûr, il est des créateurs heureux. Bien sûr, il est exclu de généraliser. Simplement il faut tenir compte du fait qu’il existe des créateurs condamnés à la création, et qui révèlent par leur destin singulier une des composantes possibles de la psyché humaine. Ceux-là sont au plus près du mystère originel. Ils ont en quelque sorte un pied dans la tombe, non qu’ils soient déjà morts, mais de n’être nés qu’à moitié, et dès lors de témoigner mieux que d’autres de l’originaire qui est en chacun de nous, et qui est généralement inaccessible. En termes freudiens on dira qu’ils n’ont pu créer le refoulement originaire et qu’ils partagent leur difficile destin entre les hommes, les monstres et les dieux.

 

 

                                                                          II

                                                             La réduction mélancolique du temps

 

 

Au centre de la mélancolie, la question du temps. A partir de l’instant présent s’opère une double polarité projective, vers le futur et le passé. Quel avenir pour un mélancolique ? L’avenir est obturé par la mort. Et celle-ci gagne toujours selon une évidence mathématique. Tout présent étant borné par sa disparition on pourra imaginer autant de renaissances que l’on voudra, cela ne change rien à l’affaire. La mort gagne toujours, dans la mesure exacte où le nouveau, à peine surgi, est déjà condamné. On rétorquera que le présent, lui aussi, ne cesse de revenir, indéfiniment, selon la loi de l’impermanence, et que d’une certaine manière la naissance indéfinie du monde compense sa destruction indéfinie, et que de la sorte naissance et mort s’équilibrent dans l’absolu. Ce raisonnement oublie le fait que la mort suit toujours la naissance et que dès lors la mort l’emporte inexorablement, comme temps « Plus Un ». De ce point de vue la naissance est toujours de trop, marquée dès l’origine par sa destruction imminente. Longue ou brève, la durée de la vie est toujours nulle, et comme le fait remarquer Marc Aurèle, quelle différence, face à l’éternité, entre une vie de cinq minutes et une autre de plusieurs milliers d’années ? Puisque la vie inclut la mort, la mort gagne toujours.

A l’autre extrême que penser du temps passé ? On dira qu’il a bien été vécu, et que de la sorte il est éternel. Rien ne peut empêcher que ce qui a été ne puisse avoir été (Epicure). Mais ce qui a été n’a pas été, le vécu n’est qu’un rêve d’existence, une inconsistance essentielle, puisque la mort a vidé le vivre de toute substance. De « la mort éternelle » surgit une forme passagère qui est déjà morte avant même que d’apparaître, gangrenée dès l’origine par la décomposition. Le « Plus Un » de la vie est déjà annulé par le « Moins Un » de la mort.

 

En mettant face à face le vrai « Plus Un » de la mort à venir, et le vrai « Moins Un » de la mort initiale on obtient une disparition pure et simple de la durée, ce qui est l’expérience authentique de la mélancolie. Temps zéro, tout instant est non-instant, pur point mathématique entre deux éternités, ou deux abîmes, comme l’on voudra. J’appelle cela la réduction mélancolique du temps, selon laquelle Kronos mange ses enfants, entendons la disparition pure et simple de la chronologie, de cet axe horizontal qui nous mènerait de la conception à la mort. En fait, à partir de la naissance, de la chute en dehors de l’éternité de l’Aïon, la mort a déjà irrémédiablement triomphé, et, en bonne logique, la naissance est exactement équivalente à la mort. Naître, c’est disparaître. Et comme le dit si bien Amélie Nothomb, « Depuis lors il ne s’est plus rien passé ».

 

Temps zéro. Cela désigne bien le désespoir typique de la mélancolie, désespoir sans remède, et jubilation extatique. Cela, l’homme dit normal, et même le simple névrosé ne peut le comprendre. Celui-ci s’attache à la vie, comme s’il s’agissait d’un bien impérissable, négligeant la loi de l’impermanence. Il s’installe dans sa maison, il cultive ses radis, il élève ses enfants et bat sa femme, comme s’il devait vivre dix mille ans. Il choisit l’illusion contre la vérité. Et sans doute faut-il faire ainsi pour vivre en société et se rendre utile à beaucoup, tout en se persuadant soi-même de sa propre nécessité. La vie est illusion, la mort seule est réelle, et cela le mélancolique le vit dans sa chair, le respire par tous ses pores, et l’exsude jusqu’à la nausée. Pour les religieux du Moyen Age le mélancolique était un horrible athée qui rejetait la parole de Dieu, légitimement promis au bûcher. Ne ruine-t-il pas le message de l’Evangile, ne salit-il pas l’existence chrétienne dans ses racines, ne témoigne-t-il pas dès l’origine de la caducité universelle, et de l’inanité de toutes les idéologies ?

 

On objectera que la vie mélancolique n’est pas une vie, et l’on aura raison. Aussi le mélancolique relève-t-il de l’asile, de la camisole chimique, ou de l’électrothérapie. Il est celui par qui le scandale arrive. Définitivement irrécupérable, et par les Chrétiens, et par les Marxistes, et par tous les idéologues et optimistes de toute obédience, il clame à la face du monde qu’il n’est pas de ce monde, qu’il n’en sera jamais, et qu’à tout prendre il a négligé, ou refusé de naître. Ce que les autres appellent réalité n’est qu’une construction délirante que lui ne saurait cautionner en aucune manière, ni en paroles ni en acte, préférant mourir une non-existence consciente que de faire semblant de vivre.

 

Je connais peu de penseurs, et encore moins de libres citoyens de la terre qui se reconnaîtront dans ce modèle. Mais il n’est pas sûr qu’il ne soit partagé en secret, dissimulé dans les replis les plus obscurs de la conscience. Il affleure parfois, timidement, dans tel écrit gnostique, dans telle page de Schopenhauer ou de Cioran, bien dissimulé sous les parures baroques de la rhétorique. Et ce qu’on appelle la psychose mélancolique ou unipolaire en témoigne certes, mais de manière fort trouble, à travers la symptomatologie, elle-même obturée, déformée et masquée par la lecture psychiatrique. C’est que nul ne supporte que cette logique puisse se développer jusqu’aux extrêmes, et l’on s’empresse de médicaliser, de prescrire des psychotropes pour ramener le « délirant » à la raison. L’intolérable doit être tu, la vérité bâillonnée, l’hypocrisie sauvegardée. Et l’on rangera de force le mélancolique à l’illusion commune, et s’il rechigne on l’enferme. Comment ne pas évoquer le savoureux traité antique où l’on voit Démocrite accusé de démence avant qu’un Hippocrate ne le déclare le seul sage parmi les enragés de la ville d’Abdère ?

 

Sagesse profonde de la mélancolie. Mais pourquoi, dira-t-on, ne se suicide-t-il pas ? Rassurez-vous. Cela arrive, et fort souvent. Pour ma part je fais cet étrange pari : convertir la pathologie mélancolique en style de vie, en ethos philosophique. On peut choisir de précipiter la fin, à cela nulle objection de principe. On peut aussi poser la mélancolie comme vérité définitive, les yeux largement ouverts sur l’abîme, méditer paisiblement aux portes de l’Hadès, en attendant l’heure, sans illusion et sans impatience, s’amusant des frasques privées et publiques, comme de ce petit fou, qu’on appelle le temps, et qui n’est que le mirage de nos passions.

De la mélancolie je ferai ma sagesse intime. Pour le reste, très pyrrhoniquement, j’estimerai que tout est indifférent.

 

 

                                                                                     III

 

 

Données phylogénétiques

 

 

 

En étudiant de près le poème de Lucrèce j’ai été extrêmement sensible à l’expression d’une sorte de regret, de profonde nostalgie à l’évocation d’un passé mythique de l’humanité, d’avant l’emballement catastrophique de l’histoire. Lucrèce évoque longuement le sort des hommes d’autrefois, vivant dans l’orbe d’une nature sauvage, préservée de toute altération, de tout saccage. La vie humaine y était dure, mais heureuse. Ces hommes ignoraient tout du luxe, des besoins artificiels, des passions dévorantes, et trouvaient leur bonheur dans la chasse, la cueillette et la conversation au coin du feu. Puis il s’est passé quelque chose qui a mis en branle le mouvement de l’histoire. En inventant les arts, les sciences, l’architecture, on a brisé l’équilibre général, engendré le goût du luxe, précipité l’évolution collective vers la quantité et l’artifice. En même temps que la civilisation, est née l’insatisfaction, qui, éternellement reconduite et nourrie du progrès, engendre la courbe fatale du malheur. Quelque chose s’est brisé à jamais. Et même la sagesse épicurienne ne pourra plus enrayer le malheur, tout au plus peut-elle réduire les effets néfastes de l’emballement pour quelques esprits distingués. Quant à la masse, rien ne pourra entraver sa course éperdue aux plaisirs frelatés et aux passions. Déclivité mortelle, fin inexorable.

 

Quoi qu’il en soit de la validité de cette thèse je remarque simplement la récurrence de ce thème dans plusieurs œuvres importantes, comme si dans la conscience humaine rôdait une sourde mélancolie, dont l’apparition coïncidait avec l’entrée dans l’histoire. Mircea Eliade avait montré comment, dans les sociétés archaïques, l’homme se méfiait profondément des altérations, des déséquilibres conjoncturels, et se replongeait périodiquement dans le temps sacré des origines pour effacer les méfaits du changement. Mais presque toutes ces sociétés ont fini par basculer, sous la pression extérieure, dans le tourbillon historique.

 

A lire Bouddha, on retrouve cette sensation du malheur fondamental, cette analyse impitoyable du désir et des passions d’ignorance, cette roue du karma qui imprime à la destinée humaine le sceau terrible de la culpabilité, dont il faudra se délivrer par l’ascèse et la méditation. Le nirvâna n’est-il pas une sortie du monde commun, une ouverture mystique sur l’illimité, un dépassement du malheur inhérent à la condition humaine ?

 

Rousseau apporte un autre éclairage, cherchant dans une catastrophe naturelle la cause de l’accélération historique. Relire le Discours sur l’origine de l’inégalité. Freud, à son tour, se lance dans des spéculations phylogénétiques pour tenter de comprendre la source de cet état d’insatisfaction généralisée, ce qui nous vaut de brillantes et improbables théories de la glaciation intermédiaire. L’humanité, jusque là libre et sauvage, jouissant d’une libido et d’une vie sans contrainte, se vit obligée de réduire ses plaisirs sous l’action de la nécessité extérieure, et, dans un espèce de dépression collective, intériorisa la contrainte externe qu’elle transforma en devoir interne, en surmoi collectif, inventa les religions et les restrictions sexuelles, bases de la moralité et de la névrose.

Et que dire enfin de Lévi-Strauss, qui situe le passage funeste dans la période qui va du paléolithique au néolithique, marquée par les grandes inventions de l’agriculture, de l’architecture monumentale, de l’artisanat de luxe, des grands empires et de l’écriture.

 

Mon propos n’est pas d’examiner la validité éventuelle de ces thèses. Je remarque simplement un remarquable conjonction d’un certain sentiment tragique, d’une forme de mélancolie

réactive à la catastrophe historique. Ce sentiment est-il fondé ? Ne s’agit-il pas d’une reconstruction plus ou moins délirante d’un passé mythique supposé heureux, qui serait en fait indépendant des conditions extérieures, et qui relèverait d’une disposition universelle et anhistorique du cœur humain, rongé de tous temps et en tous lieux par l’insatisfaction et le sentiment de manque ? Comment savoir ? Rien n’interdit de penser que les choses ont toujours été dramatiques, le monde toujours mauvais, et que les civilisations ne diffèrent en somme que par l‘adaptation au malheur, le degré de résistance et les techniques de pensée.

 

Reste que la société paléolithique est bien différente des nôtres, et que l’emballement historique y est inconnu. Reste aussi, et ce fait est indéniable, qu’aucune société, comme la nôtre, n’a été saisie d’un tel vertige d’innovations, de précipitation, de mobilisation et de frénésie novatrice et incontrôlée. Je ne peux me défendre d’un sentiment d’accélération catastrophique, dont nous voyons de tous côtés les prémices inquiétants. De ce point de vue je partage entièrement les pronostics de Sloderdijk, et comme lui j’ai l’impression d’être le prisonnier d’un tapis roulant qui avance avec la froide logique d’une machine infernale.

Analyses phylogénétiques et psychanalytiques se rejoignent en somme dans le constat de l’amertume. Quelque chose est profondément détraqué dans l’organisation de l’âme humaine et dans nos sociétés. Et ce quelque chose est très difficile à diagnostiquer, bien que les effets soient patents, depuis longtemps remarqués et jamais pris en compte, à l’exception de quelques cassandres obstinées, généralement traitées d’hystériques et de rabat-joie.

 

Depuis quelques jours je pense à ces mystiques farfelus qui se retiraient au sommet d’une colonne, en plein centre ville, exhibés au regard de la foule, et qui se tenaient là haut en prière, mangeaient, dormaient, déféquaient, sans jamais condescendre à quitter leur étrange perchoir, y survivant, contre vents et marées, contre tout et tous, pendant quarante ans parfois, jusqu’au dernier souffle. Ceux-là témoignaient d’une singulière obstination dans le refus du monde. Mais ils voulaient aussi qu’on le sache. Ils ne hantaient pas les grottes. Ils étaient là, offerts aux regards, aux quolibets, dans le simple appareil de nature, protestant jusqu’à l’absurde, jusqu’au délire, d’une irréconciliation sans appel. Mais au moins ils trouvaient en Dieu, je suppose, de quoi sustenter leur geste. En l’absence de Dieu, et des dieux, allez donc vous offrir en pâture à la bêtise ! Seul un repli sans panache, une retraite sans trompette peut convenir au réfractaire d’aujourd’hui.

 

                                                                  V

 

                                            La promenade du mélancolique

 

 

Bien peu de chose, à vrai dire, distingue la promenade du mélancolique de celui d’un quidam. Peut-être un certain degré de lenteur, et encore, à peine perceptible, une petite gaucherie dans la démarche évoquant par instants le tangage discret d’une barque au repos. Pour le reste le pas est à peu près régulier, quoique affecté d’une sorte d’hésitation un peu molle, un peu arrondie, sans à-coups, vaguement tangentielle par rapport à l’axe rectiligne de celui qui sait où il va. Le mélancolique fait mine de savoir où il va, mais il n’en sait rien, et semble mettre une certaine coquetterie à faire croire le contraire, comme s’il voulait se persuader, lui et les autres, qu’il a lui aussi, comme tout un chacun, une destination.

En réalité il est par excellence l’homme sans destination., et en généralisant, l’homme du « sans ». Sans famille, sans travail, sans occupation sociale, sans loisirs, sans ami ni connaissance, où diable irait-il, quel lieu traverserait-il qu’il n’ait mille et mille fois traversé ? Pour lui la variété infinie des choses est tout au plus le souvenir jaunâtre d’un monde disparu, à supposer qu’il ait jamais existé. Comme tout un chacun il voit des arbres, des fleurs, des maisons et des rues, mais, à vrai dire, il ne les voit pas, il les effleure du regard comme un décor en carton pâte. Il sait bien qu’il existe un monde externe, ce qu’on appelle la réalité, il ne délire pas, il ne vit pas ailleurs, dans les nuages ou le rêve, mais cette réalité qu’il voit il ne la voit pas, ou plutôt c’est elle qui ne le voit pas, qui ne le regarde pas, qui ne le concerne pas. Elle est, sans aucun doute, mais allez savoir où, sous quelle forme, en quel lieu obscur de sa conscience, tout en paraissant à l’extérieur, couleurs, formes, sons, odeurs, mais désincarnés, sans épaisseur, sans tranchant, sans cette vivacité qui pince, tenaille, émerveille ou fait verser des larmes. Dans l’univers mélancolique l’indifférence règne sans partage.

 

Enchantement noirâtre. A peine distinct du cauchemar feutré qui habite ses nuits. Au point que les jours et les nuits, en se succédant dans la répétition sans relief, forment une sorte de trame monotone, avec juste un peu plus de lumière dans ce qu’on appelle le jour. « Mes jours sont pareilles à vos nuits » pourrait-il dire à qui l’interrogerait sur sa vision du monde.

Il se promène, il marche, mais il ne va nulle part. Il fait une sorte de surplace mobile. Il est comme ces chevaux qui arpentent indéfiniment le même cercle, balayant sans fin le même sillon sur le pourtour de leur pâture. Et pourtant il ne saurait se passer de cet exercice. A sa manière il fait le tour du monde, tour complet, sans exclusive ni rejet, qui comprend dans ses méandres récurrents la totalité des choses. L’immensité de l’univers s’est réduite à ce minuscule ovale qui épouse ironiquement le tout.

 

Cette marche un peu flottante, balbutiante c’est à peu près tout ce qui lui reste, hormis de maigres repas expédiés sans plaisir, de siestes sans détente, de nuits sans apaisement. Quoique à peu près immobile comme un héron perché, il n’est jamais en repos. Il pense. Et en marchant il marche dans ses pensées. Il arpente le domaine réservé d’une désolation sans consolation, d’un temps sans passé ni avenir, d’un territoire figé. Il n’a pas plus d’espoir qu’il n’a de temps, tous deux pétrifiés dans un présent sans devenir.

Par instants ses pensées s’affolent. Il sent brusquement qu’il bute sur quelque chose d’ineffable, d’innommable, quelque chose qui existe en lui comme un grand trou noir, sans forme définie, sans profondeur mesurable. Il est aux bords du vertige. Mais quels bords ? Où sont les bords, où est le centre ? Rien ne dessine ce trou, rien ne dessine ce centre, et pourtant, ce trou qui n’existe pas, qui ne se situe nulle part, ce trou existe, comme absence muette, comme douleur ineffable, comme non-être, mais existant plus, et plus crûment, que toute chose identifiable. Pour lui c’est l’absence qui est réelle, vraiment réelle, et non la parade dérisoire des choses et des pensées. Mais cette paradoxale absence, cette réalité de l’absence, il n’a aucune représentation, aucune image, aucun mot pour la cerner, le fixer, la nommer. Comment  nommer un néant plus réel que tout réel ?

 

Le mélancolique arpente le vide. Il marche autour d’un trou, vide et trou également invisibles. D’où son impitoyable lucidité. Les autres vont quelque part, mais lui sait qu’on ne va jamais nulle part. Les autres cherchent et trouvent, mais lui sait qu’on ne trouve jamais rien. Les autres avancent, désirent, espèrent, s’illusionnent et s’échauffent. Lui reste froid comme un marbre antique, les yeux fixés sur son invisible blessure. Rien ne saurait le détourner de cette obsession du tragique, que nul ne veut voir. Et s’il ne le voit pas davantage, s’il n’en peut rien dire de plus que les autres, il en est du moins le témoin extatique, le fétiche muet et glacé qui n’offre à voir que le visage sans visage de la vérité.

 

 

                                                                            V

 

 

 Quel homme réputé sensé rêverait d’une telle existence ? Les choses seraient claires si la mélancolie était au sens propre une psychose. On pourrait rejeter en bloc le « savoir » mélancolique du côté du délire, aux parages de la démence, et passer tranquillement son chemin. Mais il n’en est rien. Freud déjà, peu tendre du reste pour les psychotiques, réservait à la mélancolie une position à part : « névrose narcissique », soit une place originale entre les banales névroses de transfert et les psychoses. Depuis lors cette troisième catégorie s’est considérablement enrichie, enveloppant quantité de pathologies narcissiques contemporaines, toutes plus ou moins rebelles au traitement et à la théorie psychanalytiques. Mais il y a plus. La mélancolie hante depuis les origines la (mauvaise) conscience médicale et psychiatrique, sans parler des embarras théologiques. Maladie sans cause identifiable, syndrome infiniment complexe, évolutif, transgressif pourrait-on dire, tantôt marque indéniable du génie, parente de l’inspiration divine et du « délire poétique », que faire de ce monstre à mille pattes qui revêt toutes les figures, se prête à toutes les mascarades, s’obstine à contester l’ordre du monde, défie paisiblement les valeurs sociales et ruine en sourdine toute autorité ? Le mélancolique, c’est l’indésirable, le réprouvé, de « desdichado », l’endeuillé de toutes les causes, l’irrécupérable de toutes les sectes, le réfractaire de principe, et cela d’autant plus violemment qu’il ne prêche pas, ne parle pas, n’écrit pas, ne proteste pas et se contente simplement, comme Démocrite, de rire de tout et de rien, de mimer la folie sans être fou, de ruiner par l’indifférence polie toute hiérarchie, toute idéologie, tout salut, et tout espoir.

Il n’est même pas vraiment « contre » l’ordre social à la manière de Diogène, il est simplement et irréconciliablement indifférent. On pourra toujours le poursuivre, le sommer d’obtempérer. Pourquoi s’y refuserait-il, d’ailleurs ? Mais il ne convaincra personne, pas même son tortionnaire qui aura mille raison de le soupçonner de tricherie. « Enfermez-moi si cela vous chante, décapitez-moi. Votre rage elle-même prouve votre erreur. » Ou alors il dira comme Anaxarque : « Vous maltraitez le corps d’Anaxarque, mais le vrai Anaxarque est depuis longtemps auprès de Zeus ».

 

Je veux bien que la mélancolie soit une pathologie, et des plus erratiques, des plus inquiétantes. La plus intraitable, peut-être. Mais ce n’est pas un hasard si c’est la disposition la plus fréquente des philosophes et des poètes. C’est qu’un philosophe ou un poète ne peut se contenter d’être platement de ce monde, coïncidant à l’insignifiance, érigeant l’insignifiance au rang de vertu..

 

Hölderlin, voyant toute son œuvre déniée, refusée, sa pensée méprisée, se  retire, épuisé, exorbité, dans la mansarde poussiéreuse d’un modeste menuisier qui lui offre refuge. Il a définitivement quitté ce monde. Il n’a plus la force de se battre. Tout ce qui lui reste c’est un dire poétique innocent, qui se clame aux quatre coins de sa masure, et un gigantesque, définitif refus de ce monde d’abrutis. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?

 

Indépassable mélancolie. On peut soigner et traiter quelques symptômes secondaires qui rendent l’existence trop pénible. Mais on ne peut soigner quelqu’un d’avoir raison, on ne peut soigner la vérité, on peut essayer de la bâillonner, de l’étouffer, et c’est d’ailleurs ce que font toutes les sociétés. Mais il se trouvera toujours quelques irréconciliables pour préférer le risque du vrai à l’étouffoir des illusions.

 

 

                                                                               VI

 

 

                                                               Le « savoir » mélancolique

 

 

Mais enfin, dira-t-on, quel est ce fameux savoir qui serait la propriété quasi exclusive du mélancolique, si difficile d’accès, paraît-il, à l’homme normal, ou réputé tel ? Ce savoir, à supposer que ce terme puisse convenir, tiendrait en quelques formules lapidaires, autant que dévastatrices, coups de sabre clairs dans la nuit.

D’abord l’objet. Pour le mélancolique existe-t-il vraiment des objets, au sens courant, solides, fixes, stables dans leur essence concrète et perceptive ? Oui, bien sûr. Mais ces objets sont en même temps frappés d’une caducité indépassable. Pour qu’il y ait des objets au sens plein du terme il faut qu’un premier objet initial se soit constitué, objet maternel, puis bon objet internalisé, prototype de tous les objets à venir, tantôt bons, tantôt mauvais, mais toujours existants et fiables. C’est là que réside une énigme. A la différence des schizophrènes incapables de constituer l’objet interne et qui errent indéfiniment dans un univers vide ou persécutoire, le mélancolique constitue un objet primaire, mais il semble que cet objet conserve indéfiniment un statut de précarité, d’incertitude, toujours en risque de perte et de déréalisation, toujours flottant entre l’existence et l’inexistence. Il existe d’une certaine manière, bien sûr, mais comme de sens inversé, troué radicalement d’une in-consistance originelle. Il existe, mais comme non-objet perdu, ou en voie de perdition, d’où les aléas bien connus de l’humeur, tantôt triomphale dans la manie, puis accablée dans la phase dépressive. L’objet se reconquiert et se reperd indéfiniment, sans consister jamais de manière satisfaisante et sécurisante. Cela donne au regard une acuité très particulière : comment savoir si une chose est réelle ? Ou pour parler comme Descartes, comment être sûr de ne pas se tromper ? Comment le monde, et l’univers, auraient-ils une existence assurée, une forme fixe, si tout est soumis au changement, à l’incertitude, à la mobilité ? Nulle part de réalité indiscutable. Pas de point fixe. Le mélancolique est par nature un métaphysicien, un sceptique, un agnostique, un athée irréconciliable.

 

En extrapolant, c’est l’univers tout entier qui devient le théâtre d’un doute vertigineux, univers sans fondement, sans assise, sans origine assignable, sans destination sensée, et bientôt tout bascule dans le sentiment d’une incommensurable absurdité. Voir Schopenhauer.

L’être, le sens, la valeur, le but, la finalité, l’intelligibilité : niaiseries de bonnes sœurs.

 

Et à l’inverse, le nihilisme ne saurait être une issue, car la souffrance est bien là, peut-être la seule réalité incontournable, et celle-là plaide bel et bien pour qu’il y ait quelque chose. Aucune solution. Ni salut, ni consolation, la philosophie est à jamais le savoir tragique de l’irrémédiable.

Second point : le sujet. « Je pense donc je suis » ! La belle affaire que de penser ! Et qu’est ce que cela prouve ? Le mélancolique est-il un sujet ? Comme tout un chacun, mais avec cette suspicion si particulière qui fait voler en éclats toutes les certitudes. Car là aussi, comment se prévaloir pompeusement du titre de sujet quand aucune expérience décisive ne s’est produite qui assure à ce « sujet » un semblant d’existence autonome et séparée. Comme pour l’objet, et pour les mêmes raisons, le mélancolique balance sans fin entre le sentiment d’existence et d’inexistence. Il a beau chercher. A cet individu qui s’interroge : « qui suis-je ?» il ne saurait trouver aucun fondement puisque tout fondement existentiel vient d’un autre, de l’Autre maternel nommément, qui précisément a fait défaut, le laissant flottant entre la présence et l’absence, la confirmation et l’abandon. Contrairement au paranoïaque construisant la citadelle imprenable de son Moi mégalomaniaque, le mélancolique se sent perpétuellement menacé de ruine, incertain de soi et des autres, incertain de tout et de tous. Il développe fatalement une conscience exceptionnellement aiguë des illusions subjectives. Comment ne penserait-il pas que le sujet n’est qu’une notation commode, qu’un effet de langage, et pour tout dire, convention et mascarade ? – Remarquons en passant que cette position le rend définitivement inapte à une psychanalyse du signifiant à la manière de Lacan, et que c’est perdre son temps de l’engager dans cette voie.-

 

Mais le langage, direz-vous, il y a bien une efficacité du langage ! Sans doute, mais le mot n’est pas la chose. Et si la chose est incertaine et bégayante, que dire du mot supposé la représenter ? Réduire le sujet à un signifiant c’est conforter par l’absurde la position mélancolique, c’est une position mélancolique au second degré qui s’ignore comme telle !

Troisième point, et qui se passe de développements plus nourris. Dans cet univers-là où trouverait-on un Grand Autre supposé fonder le langage et la loi, garantir l’ordre symbolique et préluder efficacement à l’échange entre les hommes ? Notre mélancolique a mieux à faire que de contester, d’affronter ou de provoquer comme fait le pervers, qui croit à la Loi tout en prétendant la prendre en défaut. Mais la loi est en défaut par essence, répondrait notre homme, de n’être que convention lâche et labile, sans autre fondement que le consentement approximatif et fluctuant de l’opinion. Il n’y a rien à provoquer qui ne soit déjà amas de ruine, institution flageolante, « branloire pérenne » et poussière. Il suffit d’attendre. Cela tombera tout seul, comme l’Union dite Soviétique, à son heure. Mais il est vrai aussi que quelque chose d’autre viendra tout aussi nécessairement, qui ne vaudra guère mieux, comme l’automne suit l’été. Affaire de temps. Et non de sens, ou de raison, ou de Providence. « Hasard nous les donne, hasard nous les reprend » notait Pascal à propos des pensées que nous croyons maîtriser, et qui ne font que voltiger comme feuilles au vent.

 

Ni Objet, ni Sujet, ni Grand Autre, ni Sens, ni ceci, ni cela …Mais quoi, il n’y a donc rien ? Bien sûr que si. Les choses existent, mais précisément ce ne sont que choses, et tout ce que nous y ajoutons est de notre crû – et de notre cru ! Ce qu’on appelle la réalité c’est, excusez-moi, la re-crudescence de nos illusions.

 

Le mélancolique c’est l’homme du minimum : minimum de vitesse, minimum de besoins, minimum de désir, minimum de sens, minimum de pensée. La pensée grecque révèle une hésitation significative et énigmatique : faut-il inviter l’homme à ressembler aux dieux, ou à prendre modèle sur le chien, le chameau, le crocodile, l’éléphant, et pourquoi pas le cloporte ?

Platon et Diogène. Quant à Pyrrhon il donne en exemple philosophique un cochon que n’effrayait pas l’orage, et vers le tard il se propose d’enseigner ses gorets. Pour moi, si j’avais un bon chien métaphysicien, ou un chat quelque peu méphistophélique, peut-être n’aurais-je plus rien à apprendre de ceux qu’on s’obstine à nommer philosophes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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