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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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11 mars 2011

LETHE et A-LETHEIA : de la vérité de l'oubli

Lèthè : fleuve des Enfers. Lèthè : l'oubli, de lanthanô : demeurer caché. Le régime de "lèthè" c'est d'être hors de la vue, retiré en quelque demeure obscure, à l'abri. "Vis caché" proclamait Epicure, par souci de conservation et de sûreté. Reste à penser le rapoort énigmatique entre l'oubli et les eaux du fleuve des Enfers. Et en conséquence le statut d'Alètheia, la vérité.

Lèthè, le fleuve des enfers sépare le monde des vivants du monde des morts, désigné comme demeure de l'Oubli. Les mortels, à l'exception peut-être des héros et des poètes, finissent leur carrière parmi les ombres souterraines, vouées à la survie végétative, à l'oubli progressif, puis définitif. Etre mort, en somme, c'est ne plus exister pour les proches, se désagréger dans la mémoire des survivants, tout autant, et plus peut-être que de pourrir dans la terre.

Lèthè délimite une demeure secrète, inaccessible, mystérieuse et inquiétante. Royaume de l'Hadès et de la cruelle Perséphone. Demeure des ombres exsangues, loin de la lumière du jour, des dormants de la ténèbre obscure. La symbolique du Fleuve renforce le dé-tachement, l'éloignement implacable et sans retout par une allusion évidente aux eaux primordiales : celui qui traverse le fleuve fait le chemin inverse de la naissance. Retour à l'originaire. Réintégration de la nuit dont il est sorti. Héraclite : "le chemin qui monte, le chemin qui descend, un seul et même chemin". Mourir c'est revenir aux origines, naître c'est se préparer à mourir.

Avant de revenir nous même aux rivages de la lumière attardons-nous en ces lieux inhospitaliers et sauvages, le temps d'une méditation poétique. Voici le pays de Lèthè, de l'oubli, de la nuit obscure, de la désintégration - qui pourtant, les mythes le répètent à l'envi, n'est pas le lieu du néant. Il n'est pas de néant dans la pensée antique, et la mort elle même est encore une vie. La nuit du Lèthè est comme la profonde ténèbre d'Hésiode qui porte en son sein la clarté du jour à naître, mais confuse, indiscernable, en gésine. La nuit est l'abri secret du jour, la caverne mystique qui couve la naissance de Zeus ou de Dionysos. La matrice universelle, et sous d'autres cieux, la Femelle Obscure. Elle garde et nourrit, elle porte, comme les eaux portent la terre. En elle vagissent les quatre éléments, impatients de briser le charme et de se précipiter au dehors : les eaux amniotiques, qui libèrent et effacent, la terre nourricière et féconde, le feu qui gronde dans le foyer primordial, chaudron des sorcières et des déesses, et le souffle enfin, psychè pressée d'animer les êtres de la mer, de la terre et des airs. Tout palpite, et tout s'enfle de désir en attente de la grande parturition cosmique. Et à nouveau commence un autre cycle de la vie universelle.

Mais alors qu'en est-il d'A-lètheia? Apparemment c'est la délivrance, la partition, le dévoilement, le mouvement qui conduit en dehors de la caverne et du séjour des morts. Fin de l'oubli, naissance, advenue à la lumière, élucidation - vérité. Mais toute la tradition originelle des Grecs dit l'inverse : seul le dieu est sage, seul le dieu peut parler en vérité, et d'ailleurs la vérité est "dans l"abîme" - "abyssale". C'est dire que la vérité est dans le domaine de l'obscur, de l'impénétrable, de l'inexplicable - vouée à l'oubli, éternellemnt et sans recours. Alètheia c'est l'Oubli. Mais alors, que faut-il comprendre dans cette aporie?

Il faut com-prendre, prendre ensemble ces deux propositions apparemment contradictoires, et qui n'en font qu'une. Pour plus de clarté il faudrait créer un néologisme. En-lètheia : la vérité de l'obscur, le voilement métaphysique, le non-dicible, le celé, le "mystère", au sens mystérique, l'Apeiron, ou si l'on veut l'en deçà inconnaissable du Dionysos mystérique. En-lètheia, l'impossible à dire, et qui, dans son silence, contient tous les mondes. Et puis A-lèteia : mouvement ex-tatique, parole énigmatique du dieu qui s'adresse à l'homme dans l'oracle et le défi, donnant naissance à ce Logos qui se fera philo-sophie, philo-logie. Parole du dieu, puis discours de l'homme, puis savoir - épistèmé -, selon le chemin de l'élucidation méthodique et conquérante, qui est aussi, forcément, "chemin qui descend", chemin de "perdition" progressive, éloignement fatal de l'originaire, et - oubli. La vérité se perd en s'énonçant, se banalise, se prosaïse, se rationalise, et pour finir se dénature en savoir. La boucle est bouclée. Le chemin qui descend atteient son terme, avant de se retourner en chemin qui monte, pour un autre cycle. 

C'est pourquoi, si l'on peut parler, avec Heidegger, d'un oubli de l'Etre, on peut aussi, plus originairement, suggérer un oubli du Lèthè : oubli de l'oubli lui-même comme demeure sans demeure d'Alètheia.

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