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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 février 2011

TOUT DIRE ? - De la PARRHESIA KUNIQUE

Le philosophe Kunique se fait fort de tout dire sans retenue, sans considération pour la politesse, la convention, l'usage, l'autorité, la pudeur. Impudent et impudique, il dénonce inlassablement le truandage des puissants, la corruption, l'hypocrisie morale, les fausses valeurs de la république et de la religion, les conduites passionnelles, le lucre et la bêtise. Observateur (epi-skopos) de l'inconduite, il la traquera, la dénoncera sans relâche, sans crainte aucune, au risque même de sa vie, estimant qu'il n'est valeur plus haute que la vérité. "Pan-rhésia" : tout-dire, liberté de langage, franchise sans concession, véracité terroriste, transparence absolue. Avant de juger, il faut reconnaître au kunique une totale sincérité dans son effort de mettre en accord sa vie avec sa pensée : congruence supérieure dans la clarté éthique.

Cette position extrême est communément rejetée, non sans raison. On fait valoir les droits de celui à qui l'on s'adresse. Peut-il supporter un discours qui le met brutalement à nu et qui risque de le détruire? On dira que si la franchise fait du bien à celui qui la pratique elle n'est pas forcément bénéfique à ceux qui en font les frais. Et puis, au nom de quelle vérité parle-t-il, celui qui se pose en juge de la conduite humaine, à la manière d'un dieu souverain, d'où lui viennent cette certitude de posséder la vérité, et ce droit régalier de l'infliger à autrui? On pourra plus tard, dans des termes voisins, faire la critique de la maxime kantienne qui exigeait que l'on dît la vérité quoi qu'il en coûtât. Position doctrinaire, au nom d'une morale de purs esprits sans corps et sans affects.

Ces arguments moraux me semblent assez puissants, je l'avoue, pour que je me range sur ce point à l'opinion commune. Ajoutez à cela qu'il me semble peu efficace de dire, quand il vaut mieux agir. On ne dispute pas avec la canaille. Et puis, je crois, il faut, dans les affaires communes, dire tout doucement les choses, si du moins nous avons affaire à un homme, et non à une bête déchaînée. Quand la raison fait défaut il ne faut pas craindre de recourrir à la loi.

Je ne pense pas que le philosphe doive se poser en législateur universel, en exemple moral infaillible, en prophète du monde futur, en terroriste de l'idéal. C'est là le point faible de la position kunique, si forte par ailleurs, et admirable. Je ne vois pas, quant à moi, d'où je pourrais tirer une certitude inébranlable, et dans les affaires publiques, ni même dans la conduite de la vie. Je ne vois partout que "branloire pérenne" comme disait le bon Michel, et je m'en satisfais comme je peux. Estimant en outre que les hommes ne sont guère amendables, ni éducables, il faudra bien que je me contente de l'état présent, comme de l'état à venir.

Je ne reconnais aucune positivité à la vérité : elle n'est pas vraiment formulable, si ce n'est en creux comme une somme d'impossibilités. Dès lors comment en faire une doctrine, un exposé didactique, un savoir? C'est là que le bât blesse : les Kuniques ont cru que la vérité peut se renseigner et s'enseigner et qu'ils pouvaient en être une sorte d'incarnation vivante et exemplaire : "je sais la vérité, je suis la vérité, je dis la vérité, dût le monde en périr". J'aime mieux la modestie pyrrhonienne, cette tranquille assurance fondée sur l'" impossible à dire", paisible aphasie du sage pyrrhonien. Non qu'il ne dise rien, qu'il s'abstienne de parler, mais s'il parle - et il le fait d'abondance - c'est en creux, en ironisant, en humourisant, l'air de rien, dénonçant sans attaquer de front, ruinant toute position dogmatique par la contradiction interne, déplaçant indéfiniment le point de vue de manière à saper toute affirmation sans fondement, bref par la pratique, non point de l'ou-topia, mais de l'a-topia. La vérité ne se profile que dans l'aporie, la non-ressource d'un discours qui prétend la saisir.

Par là le kunisme nous apparaît comme un dogmatisme inversé, antidogmatisme et anticonformisme militant, qui retombe dans le dogmatisme. Par là on vérifie une fois de plus que c'est bien la question de la vérité, de sa nature, de son statut, de son efficace qui détermine l'orientation fondamentale d'une philosophie. Sur ce point, quant à moi, je ne puis transiger. Dans la vaste littérature philosophique il est peu d'oeuvres, peu de penseurs qui soient fidèles à l'esprit d'ouverture exprimé, exigé jadis par Démocrite : "la vérité est dans l'abîme". Nous encore, après vingt-trois siècles de spéculations, nous sommes à peine en mesure d'en sonder la profondeur!

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