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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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4 janvier 2011

PHILOSOPHIE, NON-PHILOSOPHIE et A-PHILOSOPHIE

Si la philosophie est classiquement un discours sur l'être dont la finalité serait la vérité (Platon définissait le philosophe comme un chasseur de réel) il est évident qu'elle est tributaire du langage, de ses ressources et de son efficace propre, mais forcément de ses limites, conscientes ou inconscientes. Elle ouvre d'un côté, et elle ferme de l'autre, se condamnant, comme tout discours de savoir, à une suite ininterrompue de révolutions, comme fait la science de son côté. Le savoir avance par crises surmontées, par poussées et libres échappées, sans s'arrêter jamais, dans cet espoir d'atteindre un achèvement, qui, de fait, s'éloigne à mesure. C'est un chantier infinissable, un bricolage en somme, selon la vue  pénétrante de Claude Lévi-Strauss, qui oppose le bricolage à la science. Mais peut-être n'existe-t-il pas de science au sens plein du terme, sinon comme idéal de la raison. Savoir inachevé et inachevable, la philosophie comme savoir désespère l'impétrant, qui, de guerre lasse, se réfugie dans le scepticisme, à moins que, exaspéré, il ne se raidisse dans quelque posture doctrinale érigée en absolu.

En toute rigueur la philosophie échoue en tant que savoir. Le vrai philosophe le sait, et de ce savoir paradoxal il fera, comme Socrate, une posture critique, à la fois féconde et tautologique. Cela montre en tout cas que l'origine de la philosophie est toujours ailleurs, dans l'éblouissement a-logique d'une illumination première, ou dans la vision extatique d'un Chaos insurmontable. De là procédait l'intuition d'Anaximandre dont la fécondité est inépuisable. La philosophie n'est pas un savoir, mais une vision, une intuition, dont le philosophe s'échine à rendre compte,  condamné à revenir au langage pour signifier et transmettre, dans l'exaspération du concept, qui toujours échoue à dire : comment dire l'Apeiron, l'unité des contraires, la lutte de l'Amour et de la Haine, le Vouloir-vivre, la Durée, la Volonté de puissance? L'intuition déborde de toutes parts, creuse le concept, le fait éclater dans le miroitement des eaux. Sa puissance "poiétique" excède tout contenant, tout signifiant, et même, tout signe. Le dieu qui est à Delphes....

Plus que quiconque, Pyrrhon a la conscience de la duperie du langage, face à ces platoniciens, ces aristotéliciens, ces mégariques et autres, ces "logophiles" prisonniers de la magie du concept, fascinés par le serpent de la logique binaire, fanatiques de l'Etre incorruptible et de la Raison discursive. Ils croient enchasser les phénomènes mouvants dans l'Hydre du syllogisme, ne révélant de l'Etre que leurs fantasques ratiocinations, confondant le subjectif et l'objectif, le désir et le réel. De ceux là, de ces prêtres abscons du langage, rien à attendre. Ils ont porté la philosophie à sa limite absolue, révélant sa carence incurable. Ces maîtres inconscients de l'illusion rationnelle sont le modèle achevé de l'échec. Il faut rompre avec la philosophie, non pas suspendre le jugement, le réviser dans une interminable ascèse, mais le supprimer. Bref il faut "supprimer" la philosophie.

Mais alors? Que deviennent les idées merveilleuses d'Anaximandre, d'Héraclite, de Démocrite? Sous prétexte de vérité ne jette-ton pas le bébé avec le bain? Ne retombe-t-on pas tout simplement dans l'ignorance, l'opinion creuse, le bavardage de l'Agora, la logique du tyran? Qui nous protègera dès lors des pouvoirs, idéologiques, religieux, politiques? La liberté ne va-t-elle pas fuir  comme un peu d'eau entre les doigts? Et la culture? Et la beauté? La non-philosophie est régression, barbarie, plate soumission et servitude.

Non-philosophie, c'est l'état de l'esprit crédule, ignare, pénétré des fallacieuses certitudes du commun, esclavage de la pensée. Absence de tout ce qui fait la précaire dignité de l'homme. Est-ce là le message pyrrhonnien?

On a pu le croire, assimilant Pyrrhon à un vieux sage de village, liquidateur de la grande tradition de raison qui fait la gloire de la Grèce. C'est évidemment absurde.

Il faut distinguer les trois régimes : philosophie, non-philosophie, et a-philosophie, soit primat du langage, barbarie, et intuition du réel. L'extraordinaire révolution pyrrhonienne c'est de mettre le langage de côté pour ouvrir la conscience à ce qui précède, excède, accompagne, détermine toute parole. Le A de l'A-philosophie n'est pas négatif, mais privatif : il ne détruit pas, il ne nie pas, il fait signe, comme le dieu qui à Delphes, vers un autre lieu, inassignable, de l'A-topia. La Vérité n'est pas dans le langage, dans le filet des concepts, dans la représentation des objets, dans les idées. "Dans l'abîme" disait Démocrite. Pyrrhon corrigera, estimant que la formule pouvait faire miroiter l'illusion d'un lieu des profondeurs et des mystères, "dans les phénomènes eux-mêmes", dans les "apparaître", dans le mouvement incessant, immaîtrisable, inconnaissable, imprédictible des "pragmata", les "choses". Vérité relative des sciences et des savoirs, vérité absolue, informulable des processus eux-mêmes, dont nous sommes nous-mêmes partie prenante, immergés sans recours dans le flux universel. C'est la position même de "sujet de savoir" qui est ici questionnée : qui sait, et quoi, si rien n'est stable, si la "branloire pérenne" est aussi bien ce que j'appelle sujet que tout objet au monde? Dans cette extraordinaire dissolution universelle seul a valeur ce moment de "Kaïros", instant de sagesse, où la rencontre des "pragmata"  crée cette fulguration imprévisible du beau moment, éclair de beauté à la surface indifférente des choses.

Encore, et là Pyrrhon dépasse son maître Anaxarque, n'est-il guère souhaitable de rechercher et d'attendre le kaïros, et moins encore de l'idolâtrer comme une forme purifiée de l'idéal. D'un certain point de vue la préférence est encore un attachement. La vraie liberté serait non-attachement, non-différence, plus justement, en grec encore, a-diaphoria.

 

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Commentaires
G
je suis d'accord avec vous sur tout ce que vous dites, hormis la question du sens. C'est l'ab-sens qui fonde précisément la position tragique, et elle n'implique nullement le défaitisme.
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E
Donc vous ne prenez pas au sérieux cette observation de Franz Werfel - que "La sensation de la soif est la preuve comme quoi il doit exister qq chose comme de l'eau".<br /> Or cela est bien dommage. Je pense - avec d'autres - que l'on pointe là une ligne de fracture idéologique bien réelle entre les anciens et les modernes.<br /> La philosophie instaurée par les anciens considère que l'on peut tirer de ce qui est ce qui doit être tandis que l'idéologie moderne renvoie au rapport de force "démocratique" ce qui doit être socialement.<br /> La perte de la possibilité de la reconnaissance de la signifiance du donné - comme cosmos - est la perte de la possibilité du consensus. Et cet abandon correspond fondamentalement à un rejet de la philosophie, à un déni de la raison universelle. Pourtant, ne partageons-nous pas chacun(e) un commune humanité, une même nature humaine ? Et qui dit nature humaine dit bien nature, une même nature, un même univers.<br /> <br /> Le modernisme qui dit que "le silence de ces espaces infinis m'effraie" s'est rendu volontairement sourd en décrétant que l'enthousiasme qui nous habite tous peu ou prou était quelque chose de plus petit que toutes les misères et horreurs que nous vivons ou pratiquons.<br /> <br /> Le jardin philosophe ne s'abaissera pas au chaos verbeux. L'unité du donné est notre objet : nous sommes sujet d'un même monde et nous pouvons -devons - le comprendre ensemble, en nous éclairant les uns les autres. Il n'y a pas "vous avez raison" ou "j'ai raison", il n'y a qu'à reconnaître les vérités énoncées par les uns et les autres et nous efforcer de les articuler en un discours cohérent, fondé en vérité, et promoteur d'un programme d'actions émancipateur.<br /> <br /> Le dialogue doit nous aider à évoluer. Vous vous trompez quant à la non-existence du sens dans le monde. J'espère de tout coeur que la beauté des fleurs et du sourire de quelqu'un - par exemple- vous aidera à reconnaître que le donné, ce qui nous précède, ce que nous n'avons pas inventé, est porteur de sens, de beauté... à faire fructifier.
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G
J'admire votre enthousiasme et je suis comme vous désireux de participer à un changement de monde, de civilisation et de culture. J'y contribue avec mes faibles moyens, estimant qu'il faut travailler à une modification de la conscience universelle. Mais je suis dans le même temps peu optimiste en considérant les incroyables erreurs que nous commettons collectivement, et analysant la psyché humaine qui semble rétive à tout changement en profondeur, lequel est seul apte à promouvoir ce changement nécesssaire.<br /> Vous dites : je veux que la vie ait un sens, donc a elle a un sens. Soit, mais le raisonnement est douteux, et ne vaut que comme exigence personnelle. Pour moi le sens est totalement absent dans l'univers, et l'homme est celui qui injecte du sens, qui ne vaut que pour l'humain. Cela ne doit pas nous décourager, mais cela relativise sérieusement notre position dans le monde. Bon courage à vous, mais je vois que vous n'en manquez pas!
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E
Heureux de nos accointances dans la perspective de l'écologisme comme reprise du projet de la raison.<br /> Surtout dans un blog où l'on ne demande pas au surgissement de la pensée de passer par le polissage de la relecture, toujours la pensée vivante dépasse le paragraphe rédigé. Le dialogue affinera.<br /> Je ne connais que trop peu la philo grecque pour vous contredire quant à mon éventuelle méconnaissance de sa dimension tragique. Je viens d'attraper le bouquin de Nietzsche sur La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie : cela tombe bien car cela faisait un certain temps que le désir m'avait pris d'y mettre le nez. J'y apprendrais peut-être qq chose sur cette faiblesse de mon propos. Quoiqu'il en soit je ne pense pas méconnaître la face tragique de la pensée : Pierre Legendre dit à peu près que la pensée est adossée au mystère. Dans les qq pages de ma thèse consacrées à la genèse de la raison je n'ai pas manqué de souligner l'existence de l'abîme. <br /> Pierre Legendre nous permet d'ailleurs de revenir à une philosophie qui serait intrinsèquement philosophie de la vie en proposant cette définition semi-ouverte de l'homme : il serait un "pourquoi?vivant".<br /> Mais je ne vois pas l'utilité de l'idée d'a-philosophie pour penser plus précisément l'amour de la sagesse. Il suffit d'avancer que la sagesse s'affronte à la non-sagesse et que le sage n'est jamais accompli - du moins ici-bas.<br /> <br /> Ce qui me gêne plus dans la philosophie, au moins jusqu'à l'époque du romantisme culturel et politique, c'est son incapacité à répondre aux questions primaires vivrières essentielles telles que : comment manger en vérité? Comment habiter authentiquement (la Terre ensemble)? (On peut même dire que ces questions n'ont peut-être jamais été posées sérieusement par écrit, du moins dans un contexte philosophique reconnu.) <br /> Certes l'homme a soif de sens et il lui faut des réponses. Et à défaut de réponses justes il s'en bricole des plus ou moins fausses. Mais l'autre crie dans sa misère : le sens n'est-il pas dans ma réponse à l'apaisement de son ventre affamé?<br /> Panse rassasiée aura peut-être des oreilles : il sera alors temps de discuter avec lui de quels savoirs et moyens il a besoin pour s'émanciper. Peut-être m'apportera-t-il aussi un peu ou beaucoup de science, sûrement me "parlera"-t-il de l'humain, de moi-même, de l'état de notre monde.<br /> <br /> Je veux dire pour finir ce qu'il en est pour moi de philosopher. Eugen Fink, d'abord disciple de Husserl, écrit cette vérité : "Il n'y a pas de chemin dans la philosophie sans l'effort d'un philosopher propre". Recevoir nos propres "questions" et y répondre, en s'aidant de la culture disponible mais aussi de nos observations. La philosophie existante vient donc après le philosopher de chacun. Outrecuidance d'autodidacte ? A voir. <br /> En attendant je pose sur la table et tant que l'on ne démolit pas mon mobile, j'avance et comprends toujours plus le monde, malgré bien-sûr qq passages en de sombres vallées...<br /> Je pose donc avec Viktor Frankl - citant Franz Werfel - que "La sensation de la soif est la preuve comme quoi il doit exister qq chose comme de l'eau". Il faut y réfléchir tant l'image intellectuelle ici évoquée s'appuie sur une observation physique "banale" : ce n'est pas le vin, la bière, ou le champagne que je veux, c'est bien d'abord l'eau, l'eau fraîche et "pure", désaltérante, celle de la source.<br /> D'une façon plus intellectuelle, m'appuyant sur un auteur que je tairais pour l'instant, je dirais que l'homme ne se mettrait pas en quête de la vérité s'il n'avait pas la préscience de ce que ce chemin devait aboutir.<br /> Et de moi je dis - luxe de nihiliste ? - que si le monde n'a pas de sens alors il n'est pas justifié que je vive. De plus, si MA vie n'a pas sens, alors je m'autorise à la mort - ces écrits ne sont pas pour les petits enfants, ils sont réservés aux enthousiastes, n'allez pas, je vous en conjure, vous suicider. Donc, qu'est-ce que le sens ? Ben voilà, c'est simple, il suffit d'avoir un jour la chance de pouvoir croire, pour de bon et de plus en plus fort, que ça ne ment pas à l'intérieur, dans mon coeur, dans mes tripes, dans mon esprit : je veux le bonheur, la joie, l'amour, la justice, la paix, la perfection, la vie. Je veux une vie toujours plus pleine de vie, de chants, de paysages, de sourire, d'amitiés, d'abondance, de tressaillements, de lumière. Je veux l'absolu. Et si cela n'est pas alors le monde n'est pas le monde (mundus est l'équivalent latin du grec cosmos), ce qui est est de la m....<br /> Donc le sens est. Donc nous pouvons le saisir. Donc il n'est pas compliqué. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures.<br /> Comme tu le rappelles, la fondation de la philosophie est pré-rationnelle, pré-cognitive. Primat du conatif sur le cognitif pour comprendre l'humain. Ce n'est pas tant de savoir dont nous avons besoin, mais bien de FORCE pour reconnaître ensemble que ce qu'il faut faire, puis le mettre en oeuvre socialement, sans mégalomanie, ni optimisme béat face aux avancées de la domination technocapitaliste.<br /> <br /> Au plaisir de vous lire, toi et vous autres autres ami(e)s lecteurs(trices). Je vais m'endormir auprès des pensées de ce pauvre Friedrich - paix à son âme. <br /> <br /> PS J'en profite pour vous signaler un travail considéré par mon mentor actuel comme ce qui s'est fait de plus nourrissant depuis 50ans en épistémologie (il met la barre haut!): Marc Balmès, L'énigme des mathématiques, La mathématisation du réel et la Métaphysique, Ed. Peter Lang, où l'on (re)trouve par exemple le schème du triangle de Parménide être/dire/penser, notamment pour situer et penser le concept par rapport au réel et au langage. Un travail exigeant mais sans doute fort utile pour peu à peu nous porter à la hauteur du défi de notre époque.
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G
Merci pour ce commentaire intelligent et documenté. je partage tout à fait votre amour de la philosophie grecque, encore que vous négligiez sa dimension tragique. Je suis d'accord avec vous pour penser que la raison est indispensable (logos) et qu'elle devrait se metre au service d'un vaste projet d'écologie universelle. J'appelle a-pholosophie non pas la destructiion de la philosphie et du logos, mais son dépassement (dans sa forme classique) vers une compréhension plus exhaustive de la nature et de l'homme, par un certain décentrement de l'humain, trop enclin à se poser comme norme universelle. Pensez aux trois blessures narcisiques infligées à l'homme par la science (cosmocentrisme, anthropcentrisme et inconscient). Je pense à une nouvelle révolution scientifique qui mettrait le souci écologique au desuus de tout, comme nouvelle norme et justice planétaire.
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