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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 décembre 2010

Du MIROITEMENT SENSORIEL : esthétique de la sensation

"Le plaisir (hèdonè) dans la chair ne peut s'accroître une fois supprimée la douleur du besoin, mais il ne fait que varier". (Epicure, maxime capitale XVIII). Cette maxime établit deux points. Le premier, fort aisé à saisir, est qu' Epicure part du besoin comme nécessité vitale (respirer, manger, boire, éliminer, dormir, se reposer, se mouvoir) pour poser la source et la nature du plaisir "dans la chair". Le plaisir physiologique est fondamentalement un rétablissement de l'équilibre intérieur, lequel procure immédiatement la sensation agréable. D'où évidemment la fameuse formule sur les "plaisirs naturels et nécessaires", seuls plaisirs indispensables en tant que tels, qui signent  doublement notre appartenance à la physis universelle, par la nécessité, et par le plaisir spécifique aux satisfactions du besoin naturel. Dans la même veine Montaigne s'émerveillera de ce qui le nécessaire et l'agréable soient si miraculeusement conjoints dans notre disposition native. Ces satisfactions physiologiques primaires ne sont pas si difficiles à acquérir que les "plaisirs naturels et non nécessaires" ( plaisir du théâtre, de la poésie, de la sexualité, de la conversation etc), et bien moins encore que "les plaisirs non naturels et non-nécessaires" qui requièrent de somptuaitres dépenses d'énergie, de travail et d'argent, et qui en plus sont précaires, instables et incertains.

Seconde indication, et qui requiert une attention particulière. Le plaisir dans la chair ne peut s'accroître une fois supprimée la douleur du besoin, "mais il ne peut que varier". Le texte grec donne, pour varier" : poikilletai, du verbe poikillein. : rendre divers ou varié par le tissage, la peinture, la broderie, etc, d'où broder, représenter dans un tissu de couleurs variées, ciseler avec art, diversifier, agir ou parler avec art, habileté, ruse. L'homme ne se rue par sur le plat comme un chien, n'engloutit pas la nourriture comme un goret, ne défèque pas au mileu du prétoire : la satisfaction physiologique, chez l'homme, est régie par des conventions, dont on peut toujours contester le bien fondé (Diogène le Chien), mais qui tendent à culturaliser les modalités, limitant d'un côté, et diversifiant de l'autre. Après tout, l'homme est un omnivore, ce qui ne devrait pas le ramener au niveau du pourceau. Mais c'est notre "poikilletai" qui m'intéresse.

L'auteur déclare qu'on ne peut indéfiniment étendre le plaisir de la sensation. Seul le goinfre s'obstine à goinfrer, quand l'estomac crie gare. La limite est définie, et devrait être définitive. Mais nous avons la chance de diversifier, varier, orner, composer, broder, jouant des couleurs, des saveurs, des odeurs, selon l'artifice, (l'art), l'habileté, l'originalité. Le fameux ascétisme épicurien trouve ici sa contre-leçon. Rien n'interdit la variété, c'est l'excès qui est à repousser, la démesure, - non le multiple, "l'ondoyant et divers" de la sensation vraie.

Ce terme de "poikillein" se rencontre dans un des plus célèbres poèmes de Sappho, que j'ai tenté de traduire par ailleurs.

"Poikilothron' athanat' Aphrodita" : Au trône miroitant éternelle Aphrodite... Impossible à rendre en français, mais on sent confusément le sens, l'image du trône de la déesse, peint de mille couleurs, brillant de mille feux, orné avec art, miroitant dans la pénombre de la salle d'adoration. On voit physiquement la poétesse s'approcher timidement, inclinée et suppliante, du trône polychome où l'attend la déesse immobile, hiératique et resplendissante, et Sappho vient confesser son amour, dire ses déboires, prier et espérer. Trône miroitant, comme les eaux à la levée du jour, et plus haut, plus belle encore, Aphrodite l'Immortelle, en qui s'absorbe la poétesse, l'amoureuse, la musicienne éperdue de désir, songeant à la beauté miroitante de sa bien aimée!

Le miroitement évoque les eaux doucement agitées par la brise, la surface des lacs de montagne sous la caresse dorée de la lumière, les yeux de la belle tant désirée et insaissable, mais aussi je ne sais quoi de la vie intérieure, ces émotions légères qui rident la surface de l'âme, et puis, Epicure encore, l'extrême mobilité des sensations, leur multiplicité évanescente, fluente, à l'image même de la réalité toute entière. Ce n'est pas simple correspondance de la sensation et de la réalité, simple copie du monde et des états du monde : la sensation constitue le monde même comme réel, à la fois si concret, si solide, si ferme dans l'évidence des corps et de la chair, et si mobile, si divers, si coloré, si chatoyant, si miroitant dans la fluidité des eaux, des aurores, des crépuscules, - si indécis et flottant à la surface de nos âmes.

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