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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 novembre 2010

LOGOS et ALOGOS

Héraclite est le penseur du Logos, le premier semble-t-il qui a majestueusement introduit cette intuition en philosophie. "La sagesse consiste en une seule chose : savoir qu'une sage raison (gnomè) gouverne tout à travers tout". Mais il faut prendre garde : ce Logos, s'il règle la marche du monde sur le mode paradoxal de la contrariété (la lutte éternelle des contraires fait la richesse inépuisable du réel) ne fonde pas un déterminisme étroit et systématique, ce que feront les Stoïciens. Héraclite ne parle nulle part de Providence, de Destin inéluctable, ni d'Eternel Retour. L'histoire, à supposer que ce terme puisse être utilisé avec pertinence dans une philosophie de l'éternité, n'est pas écrite. Les choses se déroulent selon une loi d'ensemble mais avec un coefficient significatif d'incertitude. Ce sont les grands équilibres fondés sur le "polemos" ( la guerre est le père de toutes choses) qui intéressent Héraclite, non une quelconque prévisibilité des événements. Il dépeint et analyse une rythmique de la nature : le dieu est guerre-paix, faim-satiété, nuit-jour, ténèbre-lumière. J'ai envie de dire une rythmique des saisons alternant amoureusement-polémiquement dans la Grande Année cosmique. S'il est un Logos, c'est comme Justice pérenne (Dikè), laquelle  veille à la régularité des saisons, à la constance des équilibres élémentaux, à la permance du Tout, et va chercher le soleil, le ramener dans le cosmos commun s'il s'avisait de fuir dans l'infini de l'espace. La Justice est la gardienne du cosmos, la régulatrice, la "constante cosmologique" d'une physique de la permanence des équilibres et des mouvements.

Le contresens inverse serait de ne retenir d'Héraclite que le famaux thème du mobilisme : " Le même homme ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve".  Si l'impermanence est visible, évidente, il n'en faut pas conclure au désordre, au chaos, à la fuite dans la dissolution universelle, mais au contraire souligner la permanence du Tout, à travers, et dans les changements de toutes choses. La mobilité est elle même l'expression de la justice cosmique. Tout change, tout naît et meurt, et tout se renouvelle selon les lois du cosmos. Le vrai Logos est intelligence du changement selon l'ordre du tout : l'un différant de soi-même, multiplicité, diversité et mobilité dans la Totalité polémique et harmonique de l'Un-Tout (hen kai pan).

S'il est un A-logos (un non-logos) il n'est que relatif : ce qui semble inassimilable, par exemple la guerre, la violence, les ténèbres) est par Héraclite pensé non comme négatif, mais comme contraire nécessaire et structurant de l'équilibre. Pas de jour sans nuit, d'été sans hiver, de paix sans guerre, de plaisir sans souffrance etc. L'A-logos apparent est un élément du Logos, qui embrasse tout dans la synthèse universelle. Notre penseur ne s'embarrasse pas d'objections humaines, trop humaines. Il se meut dans la sphère éthérée de l'Eternité : " L'Aïon est un enfant qui joue aux osselets, royauté d'un enfant". De ce point de vue, en effet, que sont nos querelles de roitelets, nos affres de mortels? Vision paromamique, surplombante, somptueuse d'un poète inspiré par le dieu.

Pourtant l'A-logos sera pensé par la philosophie grecque, mais avec méfiance, retenue, et bien plus tard, notamment chez les sages hellénistiques. A considérer l'homme aux prises avec ses démons il faudra bien consentir à donner à l'a-logos droit de cité dans la citadelle philosophique. C'est peut-être un symptôme d'affaiblissement, de fin de règne. Le Grec tardif ne se repaît plus des anciennes cosmogonies, des hautes spéculations, il lui faut des raisons de vivre puisque la vie n'est plus évidente et justifiée par elle-même, qu'elle est devenue un problème. Et bientôt, étape plus abatardie encore, il lui faudra des moyens de réduire la souffrance, de soigner une âme abandonnée aux caprices du sort, aux éléas de la démonologie interne. La grande philosophie du cosmos se rabattra sur une thérapeutique des désirs, des passions et des affects. D'où une médecine, une psychiatrie plutôt, qui empruntera à Hippocrate les termes, les tropes et les régimes d'une nouvelle euthymie.

Il faut être juste avec les Grecs. Ils n'ont jamais vomi l'univers, haï la vie, détesté les passions, abominé le corps, ses volupté, ses affres et ses pompes. Chez eux l'A-logos ne détruit jamis la primauté du Logos. Ils n'ont jamais versé dans le pessimisme existentiel, et s'ils ont créé une abondante littérature thérapeutique (Stoïciens, Epicuriens, Kuniques, Pyrrhoniens, Cyrénaïques) ce n'était jamais dans un esprit de revanche et de ressentiment à l'égard de la vie et du monde. Le Grec aime fondamentalment la vie, avec ses malheurs, ses revers, jusque dans la folie du héros tragique. Contrairement à l'Oriental, il ne veut pas d'extinction dans le Nirvâna. Il accepte de souffrir, mais il ne renonce pas non plus à réduire la souffrance par l'hygiène et la médecine. Les philosophes-médecins vont créer une topologie du corps, une nosographie, une science du diagnostic, une table des recettes. C'est bien ainsi qu'il faut comprendre les sentences d'Epicure : un compendium médical contre la souffrance du corps et de l'âme, une pharamacopée. L'A-logos, c'est maintenant cette douleur incompréhensible, irréductible qui travaille l'homme dans son kardia (le coeur), provoquant les affres du thymos (péricarde et diaphragme), trouble et tourmente le foie, enflamme les phrènes (esprits animaux, viscères abdominaux) selon une nouvelle cartographie somatique dont les termes subsisteront jusque nos aliénistes modernes. L'A-logos n'est pas dans le monde, puisque la nature reste essentiellement une bonne nature ( "suivre la nature" disait encore Epicure), un organisme bienheureux et incorruptible, si bien qu'il faut chercher le mal, la souffrance physique et mentale dans quelque obscur recoin de l'anantomie. Songeons aux anciennes théories de la "maladie des femmes", cette célbrissime hystérie, "maladie de l'utérus", censée expliquer toutes les turpitudes de la gent féminine! Non, l'A-logos, c'est une malencontreuse disposition des viscères, un accident obstétrical, une malfaçon congénitale, un effet du climat, de l'humidité ou des vents, une malheureuse rencontre, un mauvais kairos! La nature n'est pas en cause, du moins pas la Grande Nature. Il faut sauver à tout prix le fondement de toute chose, la garantie de l'équilibre universel. Le Non-sens ne peut être qu'une ab-erration fortuite du Sens. Le Sens est et sera sauf!

Voyez encore ceci dans Montaigne : "Tout bon, il a fait tout bon" - il s'agit du Créateur, et plus vraisemblablement encore de la nature en géneral - pour en conclure fort helléniquement qu' "il faut jouir loyalement de son être".

Que notre époque signe le triomphe d'un A-logos généralisé sur le Logos est un truisme. C'est patent dans tous les domaines. Inutile de le regretter. Même la psychanalyse, qui pensait réduire la souffrance à quelque causalité signifiante se voit déboulonnée dans sa prétention de savoir. Nous expérimentons que le "mal" est irréductible, et dans le monde socio-politique, et dans la psyché. Héraclite ramenait l'A-logos au jeu enfantin et tragique d'un dieu-enfant, Dionysos souverain, capricieux, mais pensable. Les sages thérapeutes de la période helléinstique ont théorisé l'A-logos du hasard anatomique. Pour nous, accrochés au mirage dun Logos introuvable, nous balançons entre la nostagile, le pessimisme et l'espoir d'une renaissance. Je pense, quant à moi, l'A-logos fondamental. Mais pour construire une nouvelle civilisation il faut un nouveau Logos. Et celui qui nous sauvera, s'il nous sauve, ne peut se bâtir sur les mythes, mais sur un courage éclairé par la connaissance.

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Commentaires
N
" Je pense, quant à moi, l'A-logos fondamental. Mais pour construire une nouvelle civilisation il faut un nouveau Logos. Et celui qui nous sauvera, s'il nous sauve, ne peut se bâtir sur les mythes, mais sur un courage éclairé par la connaissance."<br /> <br /> OUI...Et seulement OUI, car je ne saurais soutenir ce oui par aucun argument ou référence philosophique.:-)
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