LE JARDIN SANS VISAGE : VII et VIII
VII
LE SAGE
"Je ne me réincarnerai plus". Ainsi disait le Sage, assis sous le figuier de Bodi, et le sourire fleurissait son visage.
Par les champs, par les villes, il allait, il mendiait, il parlait. Les gens venaient de partout pour l'entendre.
Il avait sondé le grand mystère de la destinée. Il acceptait de mourir, et que ses cendres fussent dispersées sur le fleuve.
Face aux dieux innombrables, aux monstres grimaçants, à l'espoir et au désespoir, face aux chimères et à la haine amère, il dressait la simple doctrine de l'impermanence.
"Ne vous attachez pas, disait-il, laissez tourner le monde, ne cultivez ni le moi ni le non-moi. Soyez à vous-même votre propre lampe".
Et par lui, pour la première fois depuis les siècles formidables, l'homme avait façonné, enfin, son propre visage.
VIII
GRAND PERE
1
Grand père, mon ami
Plus homme que bien des hommes
Si généreux, si vrai
Avec ton sourire qui dit que tu comprends
Ton sourire qui dit que tu nous aimes
Malgré ton air bourru, ton air d'être ailleurs
De penser à tes chiens, à tes poules
A ton jardin de betteraves
Tu étais bien là
Au centre de nous tous
Tu étais notre phare, notre soleil terrestre
Tu réconciliais les mondes déchirés
Tu apaisais la dispute et la haine
Et je t'aimais d'un grand amour d'enfant
Et je t'aime toujours, toi qui n'es plus depuis longtemps
Ton visage est bien là, au centre de ma vie
Doux rayon de l'enfance immortelle
Jusque dans l'âge adulte et jusque dans la mort
Puissé-je comme toi
Relier le passé au présent au futur
Graver ce qui demeure au coeur du temps!
2
Mon grand père était un vieux samouraï très digne
Il avait pratiqué tous les arts
Le judo, l'aïkido
Le karaté, le tir à l'arc, le thé
Il était dixième dan de go
Il avait tué dix mille hommes à la guerre
Sur le front de Russie il avait pris tout seul
Une place gardée par deux mille oustachis
Leur général, de rage, a fait hara kiri.
De retour sur ses terres
Grand père a découvert le plaisir de l'amour
Plaisir plus rare que les plus rares
Il cultivait la rose pourpre de l'amour
Il ne s'ennuyait jamais
Il lisait les poètes du temps jadis
Il n'écoutait jamais la radio
Déchirait les journaux
Il vivait si heureux, si heureux
Que les dieux mêmes le jalousaient.
3
Grand père
A la manière de Montaigne était philosophe
Il ne lisait jamais les philosophes
Son front était plein de pensées lentes
Ses yeux disaient à ciel ouvert
Le grand plaisir de vivre simplement
Il cultivait les fleurs de son jardin
Son crâne dégarni luisait sous le soleil
Quand il fendait son bois à coups de hache
Je l'aimais plus que tout au monde
Il savait m'écouter sans avoir l'air de rien
Il comprenait sans réfléchir
Ses épaules soulevaient le monde
L'espace autour de lui, comme agrandi
Semblait parcouru de beaux rayons multicolores
Des anges tournoyaient dans le ciel
Se posaient sur le toit de la maison
Jouaient avec tous les oiseaux du ciel
Leurs grandes ailes frémissaient de bleu, de rose, de rouge
Tous les jours c'était Noël
Et sur le seuil
La parole de l'étranger sonnait clair
Nul n'avait honte du boire et du manger
Et chacun repartait sur la route avec un bout de pain
Et dans le coeur un bout de son jardin.