Du CONTENTEMENT
"Vivre content", voilà un beau programme, et une noble ambition! Mais au moins cela est relativement réalisable. Mais attention, être content ce n'est pas être contenté, et encore moins être heureux. Qui peut se déclarer contenté, s'il est bien clair que pour cela il faille un improbable concours de circonstances, une occurrence parfaite des objets et des situations qui nous donneraient une pleine et entière satisfaction, dans une adéquation durable du désir et des rencontres? Quant au bonheur, les conditions sont telles qu'il est quasi impossible. Ces évidences nous les vérifions tous les jours. Tant que nous dépendons des causes externes rien ne peut être assuré. L'essentiel est à rechercher en nous-même, selon la célèbre formule stoïcienne : " Distinguer soigneusement ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous". Sur ce point Epicuriens et Stoïciens tiennent le même langage : assurer l'autarcie, la gouvernance de soi par soi.
Mais alors, qu'est ce qui dépend de nous? Les Stoïciens font preuve d'un bel optimisme en misant sur le pouvoir de la raison : rien ne dépend vraiment de nous si ce n'est le "guide intérieur", principe intangible de jugement et de liberté, qui, dans sa conformité volontaire à la Raison universelle, expérimente une parfaite adéquation de soi à soi, que ne troubleront ni les affects ni les circonstances contraires. Je ne sais pas, quant à moi, ce qu'est la Raison universelle, et je me vois de la sorte dépossédé d'un référent ultime et divin qui guiderait ma conduite. Mon contentement, s'il en est un, je devrai le fonder sur tout autre chose.
Je remarque en premier lieu que mon contentement est le fruit tardif d'un gigantesque travail d'élaboration psychique. Ce n'est pas un don gratuit de la bonne nature, ni le résultat inespéré d'une suite de circonstances favorables. Je revendique cet état présent comme une oeuvre personnelle, gagnée de haute lutte, construite dans l'effort et le courage. J'estime en conséquence que le vrai contentement n'est pas au début, mais à la fin, sauf disposition exceptionnelle du tempérament, chance et faveur divine. Que le contentement puisse se construire me semble une belle réponse à l'ingratitude du destin.
Le contentement suppose un certain nombre de déceptions surmontées. L'adolescence, si belle dans son élan, sa générosité et ses emportements, pêche trop souvent par excès d'ambition et de confiance. Comme on dit "il faut en rabattre". Prendre en compte la dureté du réel, réviser son désir sans y renoncer, revoir les modalités pratiques de sa réalisation, réorienter et affiner la démarche. Trop souvent on jette le manche avec la cognée. On renonce, on s'incline, on s'effiloche, on dépérit. A l'inverse d'aucuns se brisent contre le mur, par précipitation, irréflexion, excès ou forfanterie. De toutes manière il faut faire le deuil de la satisfaction intégrale, d'un certain bonheur de l'immédiat. Pour inscrire un projet dans la réalité il faut prendre la mesure de la réalité, et c'est là une terrible épreuve pour le narcissisme. Et compter avec autrui, se frotter, se rabotter, se limer au contact, se resserrer sur soi sans s'isoler. Compter avec, et non compter sur. S'affermir et persévérer.
Le bonheur est une projection de l'imaginaire. Le contentement est la vertu de la limite. Qu'est ce qui est secondaire? Qu'est ce qui est essentiel? Elaguons, resserrons, concentrons, affermissons. C'est vrai dans l'ordre du besoin, des rencontres et des connaissances, des livres et de la culture, des amours et des amitiés, mais surtout dans le champ de la vie intérieure. Epicure claironnait : "Une olive, un verre d'eau et je suis l'égal de Zeus!" - c'est un peu rude pour moi! Mais l'idée est bonne : quand la nature est contentée, quand l'esprit est calme, nous voici proprement égaux aux immortels!
J'aime cette idée épicurienne selon laquelle la nature en nous n'est pas très exigeante et que le mal vient de l'illimité de nos désirs, de l'insatiable rapacité de notre esprit. Présentement je suis content de ne pas souffrir dans mon corps, d'avoir encore quelque souplesse et vigueur dans mes membres, de ne pas être adonné aux stupéfiants ou aux alcools, d'avoir un intellect encore vif et vivace - ce qui me console de bien des maux - de pouvoir écrire en toute liberté, d'animer des rencontres philosophiques, de faire la connaissance de gens plus qu'estimables, de cultiver l'amitié et la pensée. N'est-ce pas là "vie divine", si le divin est la pleine identité de soi à soi?