" CHANGER de VIE" - qu'est-ce à dire?
"Changer de vie"? La formule est plaisante, mais creuse. Si l'on se place à un point de vue limité, passe encore. On peut changer de profession, de ville, de voiture. On peut entreprendre de faire le tour du monde en laissant derrière soi ses projets avortés, ses déceptions, ses déboires. On peut quitter sa compagne, pour la solitude ou un nouvel amour. Il y a en effet des ruptures nécessaires, qui signalent l'urgence d'un remaniement, d'une révolution intérieure. Le désir, écrasé dans la répétition, l'habitude et les renoncements, se réveille d'un coup, exige une brisure radicale, un nouveau départ. La vie n'est pas un long fleuve tranquille, plutôt un ruisseau zigzaguant entre les rochers, toujours incertain, serpentant, avec de brusques écarts, des hésitations, des stagnations, des chutes abruptes, quelques lignes droites coupées de tangentes imprévisibles. Les crises sont aussi nécessaires que les périodes d'accalmie, et si l'accalmie s'éternise c'est une petite mort. En clair, on n'est jamais sûr de rien, pas même de ses désirs.
"Changer de vie"? Mais la vie n'est pas un objet dont on ferait l'acquisition pour un temps déterminé et qu'on pourrait remplacer par un autre. Ce n'est pas un avoir. Cela ne s'achète pas, ne se troque pas, ne se remplace pas. A croire qu'il suffise d'un voeu pour devenir autre que l'on est. Je pars en voyage avec l'espoir d'un rajeunissement intégral, d'une nouvelle sensibilité, d'une nouvelle peau. Mais ce vieux moi débile, inconsistant et palabreur je l'emmène avec moi, en moi : connaturel, je suis vissé à lui, comme il l'est à moi, inséparables tous deux, et n'en formant qu'un. Pour une vraie révolution il faudrait que soudain l'inconscient prenne les commandes, expulse les formations et les structures conscientes, chavire les représentations familières, disloque le navire. On voit les risques: le naufrage est plus que probable.
Reconnaissons que parfois l'opération réussit. Gaughin plante là son travail d'écrivailleur à la solde, ramasse ses pauvres affaires et s'installe aux Marquises. Mais c'est qu'il ne vivait pas, qu'il se mourait dans une vie qui n'était pas la sienne, et que le voyage fut une authentique naissance. Il laissait sa peau d'emprunt, son personnage social controuvé, il laissait l'autre en lui pour devenir lui. Ces cas sont rares, car il faut imaginer le passage d'un erreur absolue à une vérité absolue. En général nous sommes un mélange plus ou moins vivable de l'autre et du soi, ni tout à fait nous mêmes, ni tout à fait l'autre. Et nos révolutions n'en sont pas, rien que des aménagements. C'est la même vie qui continue, sous des froques ou défroques qui donnent l'illusion du changement. Cela dit, ne rions pas de ces mini-réveils. Il sont indispensables.
On peut changer sa vie, non pas changer de vie. La nuance est importante. En encore, la formule peut prêter à confusion. On ne change pas tout dans sa vie. Apprendre à choisir. Laisser tomber, au sens fort, tout ce pèse. Apprendre à oublier. Evacuer. Se délester. S'alléger tout en s'enracinant. "Laissez les morts enterrer les morts". Se resserrer sur l'essentiel. J'ai lu pas mal de livres. Qu'en reste-t-il? Si je devais m'expatrier sur une île déserte, et que l'on me consente la propriété d'une dizaine d'ouvrages, lesquels emporterais-je? Souvent je contemple ma bibliothèque, saisi d'une sorte d'effroi, et je me dis : " A quoi tous ces livres ont-ils bien pu servir? Lesquels d'entre eux m'ont rendu meilleur, plus sagace, plus lucide, plus exigeant envers moi et plus tolérant pour le monde?". Qu'il en aille ainsi de tout le reste. Resserrement.
Que signifie changer sa vie quand on a dépassé la soixantaine? J'ai souvent trouvé ma propre vie peu reluisante, monotone, sans pointe ni poinçons, plate, ordinaire, commune, triviale, banale et sans attrait. Je revois quelquefois le jeune homme que j'étais, ardent, féru d'art et de poésie, convaincu d'un avenir brillant, piaffant d'impatience, futur Rimbaud assurément. J'ai du fort en rabattre. Mes désirs n'étaient pas rangés dans le bon panier. J'en ai fait le deuil. Le seul changement qui me soit aujourd'hui possible c'est de me resserrer plus encore, sans m'atrophier, sur ce qui est vraiment en ma puissance : cultiver mon corps et mon esprit selon l'exigence de vérité. Quelques uns, peut-être, s'y reconnaîtront.