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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 septembre 2010

De la GRANDE SANTE

Epicure à Idoménée :" Je vous écris cette lettre alors que je passe et achève en même temps le bienheureux jour de ma vie ; les douleurs que provoquent la rétention d'urine et la dysenterie se sont succédé sans que s'atténue l'intensité extrême qui est la leur : mais à tout cela la joie qu'éprouve mon âme a résisté, au souvenir de nos conversations passées ; quant à toi, prends soin des enfants de Métrodore, en te montrant digne de la disposition d'esprit que tu as manifestée envers moi depuis que tu es jeune, et de la philosophie".

Tableau émouvant des derniers instant d'un philosophe, témoignage précieux. Epicure parle du "bienheureux jour de ma vie", le dernier, alors même qu'il est perclu de douleurs. Il ne cache pas la misère de sa condition physique, il ne se plaint pas, il constate. Il sait que c'est la fin, et dans cette extrémité même il conserve la sérénité, parlant de la joie de son âme qui résiste à la douleur, se souvenant avec reconnaissance, grâce et gratitude, des conversations entre amis philosophes, recommandant le soin des enfants, et la dignité, selon l'esprit de la philosophie. On s'étonnera peut-être. On criera, si on est antiépicurien primaire, à la supercherie, à la galéjade. Comment pourrait-on parler de bonheur dans une si triste condition? Comédie de la sagesse? Imposture? Histrionisme?

Diogène Laerce nous donne une précieuse indication : "Epicure dit que les pires douleurs sont celles de l'âme. En tout cas la chair n'est agitée que par le présent, tandis que l'âme est agitée par le passé, le présent et le futur. De la même façon, les plus grands plaisirs sont ceux de l'âme". (DL, X, 137). C'est par la pensée qui maîtrise la représentation, qui établit un continuum de représentation, qu'il est possible de se détacher en partie des souffrances de l'instant, alors même que le corps nous arrache des larmes, des cris et des élancements. Quand l'aponie (absence de douleurs physiques) est compromise par l'excès, reste l'ataraxie, détachement de l'esprit qui peut évoquer avec gratitude les joies passées, renforcer le continuum mental, anticiper d'heureuses accointances à venir. Sous la torture on saura se souvenir, maintenir la dignité philosophique, et se réjouir du futur pour les amis vivants.

Cette conception peut se traduire en d'autres termes. Il n'est pas possible que le sôma (la chair dirait Epicure) ne soit pas soumis aux aléas des déterminations externes (action du climat, des intempéries, des forces publiques et des autres hommes) ni aux aléas de la disposition interne (soif, faim, mouvements des humeurs) puisque notre corps est un agrégat physique plongé dans l'océan des agrégats physiques. Hygiène et médecine peuvent prévenir et soulager la douleur, mais incomplètement. Le "thymos" lui ausi ( sensations, sentiments, affections et passions) est lié à l'état et au mouvement des forces, en reçoit l'empreinte, et réagit selon des processus obscurs et difficilement maîtrisables. Il y a là un réel, externe et interne, peu connaissable, obscur, actif et réactif, dont la logique nous est mal connue.  Nous reste le Noûs, l'esprit, qui dispose d'une force spécifique de distanciation, d'examen critique, d'observation, de résolution éthique. Le Noûs nous permet d'étudier les lois de nature, de réviser nos jugements, de nous libérer des mythologies et des conceptions fallacieuses, de construire une représentation rationnelle du monde, un asile d'intelligence, un Jardin en somme, et en nous et autour de nous. Face à l'Absens, à l'in-signifiance de l'univers, l'homme peut édifier ces lieux symboliques de sérénité conquise, réponse esthétique et éthique au chaos.

C'est cela la santé, en dépit des maux et des douleurs. Mais il va de soi que le bonheur, dans sa pleine acception serait l'alliage de l'aponie et de l'ataraxie. L'épicurisme nous donne un pharmacon universel, de plénitude par temps clair, de résistance héroïque par gros temps.

Nous savons un peu mieux aujourd'hui, suite aux travaux de la neurologie et de la psychiatrie, que le thymos exerce une action presque décisive sur nos humeurs, notre sensibilité, nos états psychiques, et que la souveraineté théorique du Noûs est grandement compromise dans quantité de pathologies mentales : dès lors il est bien difficile de philosopher selon l'esprit de vérité. Mais l'exemple de bien des penseurs, par ailleurs mélancoliques, hypomaniaques, voire psychotiques, nous enseigne que la pensée peut paradoxalemnt se nourrir d'expériences limites, réputées désastreuses, tirer de profonds enseignements de la souffrance, à condition de persévérer dans un projet d'envergure. Que seraient Pascal, Lucrèce, Schopenhauer sans cette fatale et grandiose anxiété qui les a, du même mouvement, ravagé et inspiré dans l'extrême? Le plus difficile, peut-être, est de rencontrer en soi le mauvais génie, d'accepter de cohabiter avec lui (Hegel parle quelque part "de loger longtemps auprès du négatif"), d'en sonder l'énigme, de transvaluer l'expérience, et par là d'atteidre à la "grande santé". Celle ci serait l'alliance réussie de l'instinct de connaissance, si vif et si dangereux, mortel dans bien des cas, et de l'instinct de vie, qui, contre vents et marées, inspirerait l'amour de la création selon le Beau.

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Commentaires
G
Je suis bien d'accord avec ce constat, chère amie philosophe, et je ne prétends en rien à l'exhaustivité. Ce texte n'est pas à lire comme une vérité scientifique( en fait il est assez faux sur ce plan) mais comme une invitation, une proposition éthique, relative à chacun, selon un degré X d'intensité et de durée. Je sais aussi que certaines douleurs sont absolument paralysantes, pour l'avoir vécu moi-même. Je pense qu'il n' y a aucune raison de refuser l'assistance médicale quand c'est nécessaire, et que ce serait orgueil de s'obstiner dans une douleur quand elle peut être soulagée, ne serait -ce que pour rendre au Noûs l'autonomie relative dont il a besoin pour pouvoir exercer la relativisation, et la distanciation dont je parle plus haut. De quelque manière qu'on l'appréhende la douleur est un mal, même si dans certaines occurrences elle peut mener à de prodigieuses découvertes. La "fin" reste toujours l'eudaimonia dans l'autonomie.
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M
Voici une très belle analyse en vérité cher GK, mais il existe probablement quelques nuances à apporter selon chaque individu et certaines pathologies. Face à la douleur nous sommes tous inégaux. Selon moi, aucun discours fût-il dûment posé et argumenté ne pourra traduire avec justesse le malaise et mal être ressenti.. <br /> On peut toujours tenter de déployer une énergie extraordinaire du Noûs, reste que la douleur récurrente, lancinante, qui vous lâche de temps en temps, mais sans jamais vous abandonnez, fidèle compagne, finit par user et briser toute bonne volonté. <br /> Au fond, car c’est de cela dont il s’agit, c’est cette expérimentation de la souffrance qui s’étire et s’allonge dans une durée heureusement ou malheureusement toujours indéterminée, qui paralyse ou délivre notre être de ses tensions. <br /> S’il est possible et souhaitable de relativiser, c’est précisément grâce à ce facteur X de la durée du négatif, sa persistance, son insistance qui peut à tout moment cesser. L’esprit alors, se meut avec agilité, grâce et volupté. <br /> Répit du moment, bonheur de l’instant intense, très intense mais cela va s’en dire…………
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