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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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6 juillet 2010

Du SENS - et de l'AB-SENS

Qu'est-ce qui fait sens? C'est d'abord une motivation, un désir. Si je me forme dans une branche professionnelle, c'est que, dans ce métier, j'espère exprimer quelque chose de ma propre nature, agir mes capacités physiques et psychiques, réaliser un projet. Manifestation de la santé fondamentale, de l'énergie pulsionnelle, des forces actives que je sens bouillonner en moi, et qui exigent une expression libre. Mais cela ne suffit pas. Si je veux devenir boulanger c'est pour faire du pain. L'activité est orientée vers la réalisation d'une oeuvre, comme le désignait ce beau mot oublié d'"ouvrier". Cette oeuvre, à son tour, exige pour s'accomplir en tant que telle, une rencontre, un échange avec quelqu'autre, humain le plus souvent, qui la reconnaisse comme oeuvre, l'acquière dans un processus d'échange, lui confère par là sa valeur d'usage, marchande ou symbolique, et le plus souvent les trois à la fois. On n'imagine pas un boulanger faire des pains qu'il jette au ruisseau. C'est la confirmation symbolique qui donne valeur à la création, hissant le "produit" au rang d'une oeuvre culturelle. Le pain sera à la fois un objet commestible affecté d'un prix de vente, une oeuvre sociale, un signe culturel, un signifiant symbolique. Hors de quoi l'activité n'a plus de sens, comme on voit de nos jours, dans l'implacable dépréciation du travail, réduit à la pure production mercantile. Les pathologies actuelles, notamment les suicides d'employés et de cadres, confirment tragiquement notre analyse.

Le sens ne se peut concevoir au niveau d'une unité fermée sur soi. Un mot, tout seul, n'a aucun sens, si j'admets, avec Saussure, que tout signe linguistique se définit par différence avec les autres. Qu'est ce qu'un boulanger? Ce n'est pas exactement un patissier, ni un traiteur, ni un marchand de pain, ni un épicier, et ainsi de suite. Un mot n'existe pas en soi mais en relation différentielle. Pour concevoir un seul mot il faut un dictionnaire, un système symbolique préétabli duquel le mot se détache par abstraction, comparaison, rejet et élimination. C'est le rapport de la partie (le mot) au tout (la langue) qui fait sens. Mais ce sens-là, je veux dire du mot isolé, est purement virtuel. On ne pense pas, on ne parle pas par mots isolés, mais par bouts de phrases, combinaisons minimales de mots, qui font sens, ou pas, par le positionnement d'une signification perceptible. Le sens apparaît au bout de la phrase, dans un processus de clôture signifiante, et si je suspends la phrase en son milieu la signification restera ambiguë, voire incohérente, inintelligible. C'est le point final qui clôture la signification, la fixe dans le sens. A partir de quoi un échange sensé est possible, une relance de l'expression pour faire communication. Pour faire un dialogue il faut définir les termes, respecter le principe d'identité, constituer des phrases, repérer et éliminer les ambigiuités, établir un code consuel de significations, accepter la prise de parole et le jeu du va-et-vient, ensemble progresser vers un sens plus affiné. Pour qu'il y ait sens il faut à la fois un système cohérent de signes, un ordre symbolique qui établit les rapports linguistiques, et un pacte social, un consentement, un engagement dans la parole qui seul fasse sens, sur la base commune d'un renoncement à la violence, et d'un pari sur les vertus du langage.

De tout ceci il résulte que le sens est une nécessité psychologique pour l'individu, dans ses désirs et ses actions, mais sur fond de nécessité sociale. Le sens est une liaison, une re-liaison. Linguistique (signification, expression et communication),  psychogique ( sens de l'action, sens de la vie) et socioculturelle ( vie de la cité, travail, échanges symboliques). L'humanité est cette étrange espèce qui construit une gigantesque toile d'araignée imaginaire et symbolique - pourquoi? Pour éloigner, contenir, retenir, neutraliser - quoi? - le réel.

C'est en ce lieu d'un manque structurel, d'une forclusion vitale, d'un déni et d'un clivage que s'origine l'interrogation a-philosophique. Il serait aisé de montrer que, dans sa longue histoire, la philosophie traditionnelle s'est effectivement ouverte à cette problématique (voir Anaximandre, Héraclite, Démocrite, Schopenhauer et quelques autres), mais, souvent hélas, pour reconduire et légitimer le processus du sens au mépris de la vérité. C'est que les philosophes sont d'abord des hommes, et à ce titre fort portés, comme chacun, à vouloir du sens dans sa vie et son action, d'autant que le public demande du sens au philosophe quand les valeurs sociales vacillent, comme de nos jours. Mais c'est là trahir l'inspiration fondamentale de la philosophie, qui devrait refuser les charmes fallacieux du discours idéologique pour s'en tenir fermement à sa mission : démasquer le réel. Si j'évoque une a-philosophie, c'est très précisément pour conjurer cette tentation du sens, qui ne fait que flatter nos désirs, caresser nos fantasmes, et nous leurrer dans notre incorrigible narcissisme.

Autant dire que l'AB-SENS n'est pas un concept populaire, et qu'il ne le sera jamais. Mais je ne vois pas d'utilité particulière à baptiser du nom de philosophie des discours qui brodent savamment sur les lieux communs de l'époque, traficottent la vérité au nom du socialement utile, du politiquement correct, et autres farines. Il y a des journalistes, des politiques, des intellectuels patentés qui font profession, très efficacement, de boni-menteurs publics. Ce devrait être notre vertu, notre honneur et notre gloire de ne pas nous acoquiner avec ces gens-là.

"A quoi bon des poètes en ces temps de détresse?" demandait Hölderlin. A quoi bon des philosophes? Il faut en revenir aux Kuniques, ces faux-monnayeurs, ces traîtres incorruptibles, ces borderlines échevelés qui osaient encore pourfendre la convention, cette hydre du sens, pour faire signe vers le vrai.

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