De la PITIE : le pathos et l'intellect
"Qu'il est doux, par grande mer, les vents tourmentant la surface des flots
Depuis la terre d'assister au dur labeur d'autrui..."
Lucrèce ne prêche pas l'insensibilité, le froid dédain de la souffrance d'autrui, mais se réconforte lui-même d'avoir trouvé, "retiré dans les temples sereins des sages" les lois immuables de la nature, et le calme, et la sérénité de l'esprit. Est-il bien raisonnable en effet, de souffrir de la souffrance d'autrui, ajoutant la souffrance à la souffrance, dans la spirale effrénée du malheur? "Ne faites pas prospérer le désert" dit Nietzsche, dans une inspiration fort voisine. Spinoza classait la pitié au rang des passions tristes ce qui peut choquer. Mais il avait en vue la fortification de l'âme, l'affirmation de la puissance d'exister, seule source de la vraie joie, et craignait les effusions faciles et trompeuses de la commisération pathologique. Souffrir à deux, plutôt que seul, cela fait-il avancer? Pour autant la froideur et l'indifférence ne sont pas des positions actives, mais des processus réactionnels, des contreformations mentales qui indiquent peut-être une faiblesse plus grande encore, une impuissance de la raison. Se raidir, se lamenter, égale impuissance, égale domination pathologique du "pathos".
Ni se lamenter, ni blâmer, mais comprendre. La chose n'est possible que dans un acte de séparation entre l'affect (le pathos) et l'intellect (le noûs). Seule l'activité de l'intellect nous permet de comprendre, c'est à dire de prendre-ensemble tous les facteurs, toutes les données, tous les variables d'une situation ou d'un comportement. Un adulte frappe en enfant, l'enfant hurle. Qui, spontanément, ne se met dans la peau de l'enfant et ne désire frapper l'adulte en retour? Réaction épidermique, hurlement de la bête blessée. C'est la "sympathie" : souffrir avec, ressentir avec, mêler sa propre souffrance à celle du "pitoyable". Mais si la douleur de l'enfant frappé est un fait physiologique, la mienne qui "compâtit" est une douleur d'imagination, d'identification. Et je serai bien payé de mon don imaginaire si l'enfant se redresse, narquois, et fait un pied de nez à l'adulte. Voyez dans "Vol 714 pour Sydney" comment le capitaine Haddock se trouve piégé dans sa piteuse générosité à l'égard de Carrédas. Spinoza estimait que le vrai don c'est l'aide que je peux apporter au malheureux, non ma pitié, mais celui qui est incapable et de l'un et de l'autre est pire que tout.
Reconnaissons qu'il est bien difficile de faire cette coupure, pourtant nécessaire, entre l'affect et l'intellection. Il y faut une large connaissance du fait humain, un entraînement de tous les jours, une intentionnalité particulière. Et une confiance peu ordinaire dans les pouvoirs de l'intellect. La spontanéité nous pousse à la réactivité. Il est possible aussi de contre-réagir à la réactivité et de bloquer tout processus de sensibilité et d'empathie. Le mieux est d'agir, par exemple, dire à l'adulte frappeur qu'il choisit une mauvaise solution, et que frapper est en somme une preuve d'impuissance.
Je reconnais volontiers qu'une telle attitude de raison a ses limites. Certains individus sont incurables, plongés dans une haine sans mesure. Quant à moi, qui crois aider, mon intervention peut être maladroite, guidée par de mauvais motifs. Cela se sent toujours, et la solution sera pire que le problême. Pour ma part, ce qui est mon "shiboleth", mon dard intime, ma blessure inguérissable, mon "scandale" c'est la position psychique du paranoïaque, cette éffroyable insensibilité, cet acharnement inconcevable à poursuivre et à tyranniser : "qui n'est avec moi est contre moi". L'autre, s'il n'est identique à moi, est mon persécuteur, il est juste que je le persécute. Délire absolu d'un moi élevé en position supra humaine, ultime justicier, ultime décideur du Bien et du Mal. Marcel Conche ne pouvait supporter que l'on fît du mal à un enfant, et en conclut à l'absurdité de la foi en Dieu. Moi je ne puis supporter la dictature, le stalinisme, le nazisme, les tyrans, les systèmes pyramidaux, totalitaires, et l'injustice en général. D'où un sentiment de profonde méfiance à l'égard de la nature humaine, plaie intime, horreur, rupture sans merci possible. "Si l'homme est capable de cela, il ne mérite pas de vivre..."
La beauté sauvera-t-elle le monde se demande François Cheng. Je doute que la beauté y suffise. Et même l'intelligence. L'homme évolue malgré lui sous les injonctions de la pure nécessité. "Nécessité fait loi" comme on dit. Sous la nécessité qui arrache l'adaptation, la bête de proie continue de rugir, attendant son heure.