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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 juin 2010

AH VIEILLESSE ENNEMIE

J'entends dire parfois, au sujet de la vieillesse, "le bel âge", en tout cas pour la période qui irait en gros de soixante à soixante quinze ans. Il est vrai que, délesté des charges d'éducation et des corvées professionnelles, le jeune vieux a théoriquement tout le loisir de flemmarder, de siester, de voyager, de se livrer sans complexe à ses occupations favorites. Liberté toute nouvelle pour beaucoup de seniors, enthousiasme parfois, et pour certains, angoisse du désoeuvrement. Je vois de délicieuses petites retraitées se précipiter aux cours de l'Université du Temps Libre, se chamailler pour investir une place inoccupée dans l'Amphithéatre, manifester une avidité de savoir qui me remplit de stupéfaction. Je n'ai rien vu de semblable lorsque, jeune étudiant, je me rendais aux cours de philosophie. A croire que la philosophie, contrairement aux dires de Calliclès gourmandant Socrate, est plus une affaire de gens âgés que de garnements imberbes. On associe volontiers sagesse et vieillesse, mais cette opinion ne rencontre guère mes faveurs.

Je vois trop souvent que l'âge exaspère les défauts, raidit les défenses, creuse les inhibitions, fixe les jugements, fige et cristallise les options existentielles. Rares sont ceux qui conservent une neuve faculté d'étonnement, de questionnement, estimant, en dernière analyse, que les jeux sont faits. Le vin tiré, il ne reste plus qu'à le boire. Le changement, cultivé, adoré au printemps de la vie, devient une douloureuse expérience de menace. L'appréhension gagne insidieusement les coeurs, et le visage, qui se burine, se creuse et se raidit, témoigne plutôt de persistantes angoisses que de goût pour l'aventure et la nouvelleté. L'animal fait de même, et le petit chat fou qui se démenait comme un diable pour rattrapper sa queue se couche à présent au coin du feu, immobile et méditatif comme un moine. Le vieux chien ahânant, poussif et arthrosique inspire la commisération. C'est la loi de la vie : la vie va à la mort, et non l'inverse.

On se console en évoquant les leçons de l'expérience, les prestiges du savoir. Mais de nos jours les jeunes en savent bien plus que nous, du moins dans les domaines de la triomphante technologie. Nous voilà ren voyés aux brumes de la Préhistoire, avec nos auteurs classiques, nos références éculées, nos règles obsolètes. Nous sentons bien qu'une nouvelle ére, dont nous voyons se dessiner les inqiuétants contours, nous expulse impitoyablement hors du monde habité. Rupture sans précédent, fracture sans exemple. Que vaut un savoir qui ne donne aucune connaissance utilisable? Obsolescence généralisée. Le Néanderthalien expulsé, le Cheyenne expatrié, que peut-il, si ce n'est contempler en son âme percluse les images usées d'un passé aboli.

"Tout branle avec le temps". Hé quoi, allons nous nous mettre à pleurer? Car enfin le temps ne manque jamais, et si l'aujourd'hui meurt, demain ce sera toujours aujourd'hui. "Je n'y serai plus" dira l'insensé. "Mais tenez-vous tant à y être?". Dans un de ses beaux romans Agatha Christie nous présente un vieille dame digne qui déclare : "Il m'indiffère de mourir. Ce monde n'est plus le mien". Lévi-Strauss eut un jour une parole semblable : "Je n'aime pas le monde où je vis". Pourquoi faudrait-il aimer le monde qui vient?

A vrai dire je suis fort partagé sur cette question. Je n'ai pas spécialement envie de mourir, ni de vivre. En une héroïque et baroque décision je m'en remets au hasard. A tout prendre le temps n'a aucune importance, ni la longévité. Un jour égale tous les jours si un jour suffit pour passer de vie à trépas. Ce que l'âge m'apprend c'est le goût de l'éternité du périssable, selon ce paradoxe inouï qui fait que l'éphémère est nécessairement l'éternel. Vent un jour, vent toujours. Tout change, et rien ne change si tout change.

Je trouve dans la philosophie bien plus qu'une vague consolation. Par quelque côté de mon être je m'identifie chaque jour un peu plus à la vaste nature tourbillonnaire, sans qu'il me faille pour cela gravir les sommets ou me précipiter dans les abîmes. Où que je sois, quoi que je fasse, je m'éprouve de mieux en mieux élément volatile et poussiéreux de la volatilité universelle.

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