De la LIBERTE du PHILOSOPHE
Comment agir librement, en toute conscience, lucidité et liberté dans le monde tel qu'il est? Car il faut le dire avec la dernière fermeté : il n'est pas l'heure de fuir dans les nuées de l'Intelligible quand la terre brûle. Je respecte ceux qui désespèrent et se réfugient au bocage, ou qui prennent le maquis. Au moins font-ils preuve de lucidité. Mais je ne partage pas cette position, tout en estimant que c'est l'ultime solution quand publier et dire le vrai sont stritement impossibles. Cette limite extrême n'est pas encore atteinte, aussi estimai-je que l'action est nécessaire, mais selon la modalité philosophique. Je laisse à d'autres, plus compétents peut-être, le souci de l'intervention économique et politique, où je n'entends pas grand chose, pour me consacrer à l'essentiel : sonder les fondements impensés de notre rapport au monde, à la nature, à autrui, dans une méditation globale, critique et révolutionnaire. Cette pratique doit se fonder à son tour sur une éthique claire, ferme et sans concession.
Pour penser librement il faut se défaire de toutes les idéologies qui entravent et conditionnent la pensée. Selon moi le philosophe ne doit en aucun cas se laisser séduire par un parti politique, une confession religieuse, un mouvement de pensée organisé, à vocation militante. Ni Eglise, ni Secte, ni Parti, y décelant une oppression sourde de la liberté de pensée. Tous ces groupes obéissent à une logique binaire, exclusive et séparative, reléguant les autres dans "les poubelles de l'Histoire" ou les enfers de la trahison. Un philosophe catholique, protestant ou hébraïque, cela me fait hurler de rire. Quand à se situer comme auxiliaire critique du marxisme, comme crut bon de faire Jean Paul Sartre, ou vaisseau fantôme du néolibéralisme, comme font plusieurs de nos idéologues patentés, c'est consternant. Se poser en libertaire cryptocommuniste, qui pourrait y voir autre chose qu'une posture?
Je ne prône en rien un aimable absentéisme. Mais la critique philosophique suppose un dégagement à l'endroit des modes, des confections idéologiques, des transports de l'immédiateté, des passions de foule et autres exaltations éphémères. Tout comme un refus des encartements, enrôlements et autres conditionnements. Là dessus Marcel Conche est exemplaire. Mais que cette prise de distance ne se transforme pas en absence. Simplement il faut agir autrement et ailleurs. Qu'à titre privé le philosophe ait des préférences politiques, des avis sur l'actualité, qu'il aille voter à l'occasion, ou refuser de voter, qu'il manifeste avec les manifestants, qu'il contribue comme citoyen à telle action ponctuelle, quoi de plus légitime, de plus nécessaire? Mais je ne vois pas au nom de quoi il se poserait comme modèle, donnerait des leçons de civisme, chercherait à embrigader, convertir, éduquer, diriger. Le comble du ridicule c'est un philosophe ministre!
Il faut absolument distinguer l'agir d'un citoyen privé, fût-il philosophe de surcroît, de l'agir proprement philosophique du philosophe.
On invite de nos jours, à la télévision et les radios, des personnalités supposées philosophes, pour donner leur avis sur toute sorte de sujets d'actualité. Je les écoute, et à dire vrai, je me demande presque toujours en quoi ces messieurs sont différents du premier quidam venu, n'étant ni physiciens, ni biologistes, ni psychanalystes, ni économistes, n'ayant, pour le dire tout de go, aucune compétence dans aucun domaine. Il portent un titre univesitaire, ils ont pondu quelque grimoire savant et illisible sur Kant ou Saint Thomas d'Aquin, et alors? Relisons le critiques acerbes de Machiavel, qui lui était en exercice politique et connaissait son affaire, contre les rêveurs idéalistes du salon philosophique!
S'il est une compétence du philosophe c'est le penser philosophique. Ce n'est pas son rôle de donner des recettes de cuisine, de militer pour ou contre le porte-jarretelle, de réformer l'éclairage municipal, de jouer au chanoine, de faire le pitre au ministère. Il se trouve heureusement, dans la longue histoire de la phi losophie, des exemples un peu plus estimables.
Penser, lire, écrire, dire : c'est ici que doit s'exercer l'action. En s'adressant à l'homme tout entier, à sa conscience vivante. A travers chaque homme à tous les hommes. Comme ont fait Empédocle, Epicure, Bouddha, Schopenhauer, mais aujourd'hui, dans un langage neuf, sans illusion, mais sans découragement.