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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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9 mars 2010

SORTIR du DEUIL : ETHIQUE de la PERTE

Le deuil est l'expérience de la perte d'un objet investi de pulsions, de désir et de fantasme. Si, lors d'un décès, on sait forcément qui on perd, on sait fort mal, en revanche, ce qu'on perd dans la perte de cette personne. D'où le caractère éprouvant, et irrationnel de la douleur. Avec l'objet c'est un pan entier du moi qui s'en va, brèche sanglante, béance qui rouvre les inquiétudes et les angoisses archaïques. Comme le tout petit enfant livré aux cachemars, le sujet s'expérimente abandonné, mutilé, menacé de ruine. Rétraction psychique.  Dépressivité. Menace d'effondrement. Mais la force vitale cicatrise lentement la blessure, et, après quelque temps, le sujet peut à nouveau investir des objets du monde :

"Sur les ailes du temps la tristesse s'envole

Le temps ramène les plaisirs" (la Fontaine : La jeune veuve)

Ce schéma est vrai pour l'essentiel, mais fort incomplet. Il est des deuils interminables, des deuils impossibles. Tout se passe comme si le sujet restait bloqué sur la douleur de la perte, ou plutôt cadenassé par une incertitude plus mortelle que la mort : le disparu est-il bien mort? Mes nuits sont hantées par le fantôme, les morts ressuscitent et meurent interminablement, morts-vivant, ou vivants-morts, je ne sais plus. Une indécision macabre maintient le sujet dans une sorte d'expectative hallucinée, espérant sans fin, et sans cesse déçu dans son attente. Figé dans l'entre-deux d'une mort sans preuve et d'une survie sans indice, le sujet se construit une sorte de délire sans contour, sans forme et sans épaisseur, psychose blanche, invisible, et récurrente, où les vivants perdent leur puissance de vie, et les morts le signe incontestable de leur absence. Après tout, n'a-t-on pas vu des disparus revenir, des trépassés quitter la tombe et hanter les vivants? C'est l'indice de réalité, la possibilité même de la preuve qui est suspectée dans ce scepticisme très particulier de la mélancolie. Tous les psychiatres le savent : la mélancolie est la pathologie du deuil impossible.

Mais alors, d'où vient cette impossibilité d'assumer la perte? Pour pouvoir l'assumer il faut d'abord que la perte soit reconnue. Mais qui pourrait obliger le sujet à accepter la réalité d'une perte que tout son être refuse? Comment accepter que ce qui fut là, auprès de lui, en lui, se soit soudain volatilisé, comme si rien ne s'était passé, comme s'ilavait rêvé? Et n'est ce pas maintenant qu'il rêve, face à ce lit déserté? "Elle est morte dites-vous, mais qu'en savez-vous? Comment expliquez-vous que je la sente toujours en moi, présente comme au premier jour, et parfois plus encore, coeur intime de mon coeur? Vous me dites que je ne puis la voir puisqu'elle est morte, mais je vous dis, moi, qu'elle est plus vivante que jamais, respirant, parlant, désirant, me désirant dans l'ardeur d'un désir immortel!"

Que répondre à ce discours? Contre les lois de la perception commune le sujet mélancolique affirme sans sourciller la préséance d'une perception interne, autrement évidente, d'une force indéracinable, et sacrée. On peut songer à Antigone qui, contre les lois civiles, s'obstine à se réclamer d'une plus haute justice, celle de "mon Zeus", le vrai dieu. Deux logiques s'affrontent et l'une ne peut convertir l'autre, ni l'autre l'une. Aucune médiation possible.

Mais alors revient la question initiale : que veut dire "faire son deuil", si l'objet est totalement intériorisé, cannibalisé au point d'être le signe de l'identité intime, la raison ultime du désir? Deuil impossible. Pour faire un deuil il faut accepter une séparation dans la réalité, donc il faut que l'objet soit autre que moi, alors même qu'il vit aussi en moi. En toute logique la vraie séparation doit se faire à l'intéreur même de l'objet aimé, entre sa "réalité", extérieure à moi, détachable, et la représentation que j'ai de lui. Il n'est point nécessaire de perdre cette représentation, il suffit de consentir à la disparition de la personne réelle. L'image interne continuera à vivre dans la psyché du survivant, évoluera selon un tythme original, et parfois s'atténuera jusqu'à une quasi disparition. On peut estimer qu'alors , et alors seulement, le travail de deuil a été accompli.

La solution mélancolique est celle du désespoir : "Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé". Ne pouvant faire ce travail de séparation entre le réel et l'imaginaire, le sujet se recroqueville sur l'objet jusqu'à en périr, retrouvant dans une sorte d'après vie un régime de non-séparation absolue. La bonne solution, s'il en est  une, consiste dans ce compromis psychique original : je perds l'objet chéri, je l'abandonne au temps qui emporte tout, mais je garde dans mon coeur l'image ineffaçable de cette beauté, de cette noblesse qui ennoblit ma vie.

Garder le meilleur. C'est peut-être l'origine phylogénétique de ce qu'on appelle la conscience. Morale, éthique, esthétique.

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