De la PEUR de la MORT : Journal du 26 février 2010
Je voudrais réfléchir sincèrement à cette question essentielle, et si intime qu'elle m'implique tout entier : ai-je peur de la mort? Mais étrangement la question ainsi posée me jette plus dans l'embarras qu'elle ne m'éclaire. Que recouvre cette notion de mort, qui semble si évidemment évidente qu'elle obture le jugement? Pour y voir plus clair il faut décomposer le problème en trois termes, au moins : la peur de ce qui précéde la mort, la peur du mourir, et la peur de ce qui suit.
De ce qui suit la mort on peut penser raisonnablement que tout corps composé se décompose selon l'ordre du Temps. Les atomes rentrent dans la danse cosmique, et se combinent autrement, participant de nouvelles combinaisons imprévisibles. De cela nous ne pouvons rien savoir, ni avant, ni après. La question est au sens strict, insignifiante. Si je me mets en train pour penser la décomposition du cadavre je ne fais rien que libérer les plus vieux fantasmes, ceux d'un homme vivant qui projette dans un futur indéterminé ses sombres passions, ses appréhensions et ses terreurs. Ce n'est pas réfléchir sur la mort, c'est divaguer. Lucrèce a de longtemps raillé cette fantasmagorie funèbre, cette hypocrisie insane où le sujet se complaît dans l'imaginaire macabre de sa décomposition, avec cette sottise supplémentaire de confondre le présent - celui où il rêve et délire - et celui de son non-être futur, que justement il ne sera pas en état de connaître et d'éprouver. C'est la belle formule d'Epicure : "quand je suis la mort n'est pas et quand la mort est je ne suis plus". Ceux qui invoquent une âme immortelle prennent leur désir pour la réalité. Il est vain de discuter avec un croyant, il a toujours raison, mais moi je ne mange pas de pain là. En un mot comme en mille, ce n'est pas l'après-vie qui me tracasse. A l'inverse il m'est souvent arrivé d'aspirer à un néant définitif, considérant le suicide comme une solution honorable, et plus souvent encore de souhaiter m'endormir sans plus jamais me réveiller. Là encore je me sens profondément épicurien et je verrais d'un bon oeil qu'on grave sur ma tombe :" Je n'étais pas, je fus, je ne suis plus, que m'importe".
Deuxière point : la peur de mourir. Mais qu'est ce donc que le mourir? Non pas un passage comme on dit, ce qui supposerait un état postérieur, donc une autre vie. Les Pythagoriciens déclarent : "Lorsque tu pars en voyage ne te retourne pas". Mais la mort n'est pas un voyage. C'est la rupture absolue. Il y avait là un homme qui respirait, souffrait, espérait, rêvait, désirait, et brusquement, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, c'est une dépouille! Un corps inerte, un cadavre. Rupture irréversible, définitive, inconcevable. Il était, il n'est plus. Il ne reste que cette masse sans souffle, cet amas de chairs, cette absence accablante, cette présence obscène. "Vite, ôtez cela" écrit fort lucidement Philippe Jaccotet. C'est que le corps n'est plus qu'une marque superfétatoire de l'ab-ject. Nos rites funéraires sont une touchante conjuration de l'absurde. Mais de cela le défunt n'a cure. Le désespoir et le deuil sont affaires de survivants. Ce qui me frappe en cette affaire c'est l'instantanéité absolue : j'étais, je ne suis plus, et même cela est de trop puisqu'il n'est plus de "je" pour dire "je ne suis plus". Est-il raisonnable de passer sa vie à redouter et préparer un instant si évidemment insensible? Le mourir ne saurait inspirer la moindre crainte, et pourtant nous continuons de craindre. Mais alors que craignons-nous?
Il est fort légitime de craindre la souffrance "qui est un mal", et notamment l'agonir, qui parfois s'éternise au delà du supportable. Je redoute la maladie invalidante, le cancer, l'alzheimer, la dégénérescence, l'immobilisation, la légumisation hospitalière. J'estime que c'est cruauté mentale de prolonger indûment une existence qui n'en es plus une. Je revendique le droit au suicide, à l'euthanasie, passive et active, dans des conditions qui restent à préciser. Je hais cette idéologie de la douleur supposée salvatrice, ces relents de sadisme moral qui exigent que l'on souffre et souffre encore, quand la pitié élémentaire nous pousse à enthanasier notre chien malade. Je sais qu'il faut être prudent en ce domaine et que des abus peuvent se commettre, par intérêt, égoïsme, criminalisme, mais je vise ici une conception retardataire et puante qui remet entre les mains du prince, de l'Eglise ou de la médecin le droit régalien sur la vie et la mort. Que chacun puisse décider librement de sa vie, c'est bien le moins, c'est le droit naturel minimal. "Habeas corpus"!
Si je ne crains ni l'après-vie, ni le mourir, et que je ne craigne que la douleur, c'est dèjà un grand progrès dans ma réflexion. Reste que l'honnêteté m'oblige à considérer que la racine de ma peur, car il y a, il susbsiste de la peur, n'est pas intégralement éclairée. Un grand frein au suicide c'est la peur pour les proches, notament les enfants. Comment vivront-ils avec cette douleur inexplicable d'un parent suicidé? C'est pour eux une lourde charge, mais la mort dite naturelle l'est aussi. Il faut réfléchir, et considérer le suicide comme la dernière solution, ce qui ne supprime pas a prioi sa légitimité. Protéger sa progéniture, assurer son développement, mais pas au point de se sacrifier dans l'interminable mortification.
Je pense qu'il est légitime de réduire la douleur. Nous avons à présent de puissants médicaments. Ils ne peuvent pas tout, mais ce n'est pas une raison pour en dédaigner les effets. Souvent c'est l'orgueil, la suffisance, la culpabilité retounée en fierté qui nous en détournent. Et puis certains s'imaginent que par la douleur ils gagneront le ciel. Moi je suis empiriste. Et partisan de l'existence la plus allègre possible. Je réduirai autant qu'il est en moi les miames délétères de la tristesse, considérant que si le bonheur est pour le moins improbable, il est bien sot de ne pas cultiver le plaisir et la beauté.
Il est en moi, malheureusement, un fond d'anxiété que rien ne saurait réduire : structure anxio-dépressive, selon la Faculté. Mais ce n'est pas vraiment une anxiété devant la mort. Je crois plutôt qu'en un certain sens la mort est derrière moi, que la grande angoisse ressortit au passé, que le vide structurel est un donné de l'enfance. Winnicott notait que la peur de l'effondrement, si aiguë chez certains patients, n'a pas pour objet la représentation de l'avenir, la mort à venir, mais bien l'expérience traumatique d'un passé définitivement clivé, enfoui dans les profondeurs de l'inconscient. De cela, je le crains, rien ne peut vous guérir.
Sans doute. Mais il ne faut pas jeter l'enfant avec le bain. Le vide psychique, cela peut se transmuter, dans une certaine mesure au moins, en vacuité bienheureuse. Il y faut beaucoup de travail, une patience infinie, un courage de Romain. Quelles que soient mes insuffisances, de ces vertus-là je n'ai jamais manqué.