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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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14 janvier 2010

DE LA MELANCOLIE DE HERACLITE

Une antique légende, illustrée encore par Montaigne et La Fontaine, présente Héraclite toujours en larmes et Démocrite toujours à rire. Deux tempéraments, dira-t-on, deux philosophies aussi opposées que le jour et la nuit. Et en général on vôtera plutôt pour le rire - qui est paraît-il le propre de l'homme - que pour une sombre disposition qui ne saurait entraîner que désespoir et désolation. Admettons. Mais l'opposition est peut-être plus formelle que réelle. Rire toujours, est-ce concevable? N'est-ce pas une autre manière de pleurer, par une sorte de renversement humoriste du tragique? Tel riait toujours qui se pendait une heure plus tard dans son grenier. En fait c'est moins le rire et le pleurer qui m'interpelle ici que le "toujours", que l'on peut fort mal entendre. N'est-il pas fou à lier le maniaque qui rit de tout et de rien? Et n'est-il pas mélancolique jusqu'à la dérision celui que l'on voit toujours en larmes? Un psychiatre serait tenté d'y voir les deux versants classiques de ce qu'on appelle aujourd'hui les troubles de l'humeur : maladie maniaco-dépressive.

En fait ce "toujours" décrit moins un comportement apparent, peu vraisemblable du reste, qu'une sorte de tonalité fondamentale, à la manière de la basse continue des compositions baroques, l'une en mineur, l'autre en majeur. A lire les derniers passages du fameux traité pseudo aritotélicien : " L'homme de génie et la mélancolie", et d'autre part le traité hippocratique " Du rire et de la folie", on voit une intrication serrée du comique le plus débridé et de la pire hypocondrie. Démocrite y trace un tableau si affligeant de la condition humaine que l'on hésite sérieusement à opter pour l'une des deux attitudes : les passions y sont si ridicules que l'hilarité surgit à chaque phrase, entrecoupée de sanglots, eux-mêmes plutôt ridicules, tant la charge est vraie, lucide, carnassière et tripailleuse! C'est un mélange de Rabelais, de Molière, de Chamfort, de Sade et de Baumarchais, du plus réjouissant effet, n'était cette sourde, lourde impression de folie irrémédiable. L'homme y est décidément décrit comme une aberration dans la splendeur du Non-Etre. Comment ne pas évoquer de même cet excellent Schopenhauer qui déclaraît à juste titre que de près la vie des hommes est une tragédie, et de loin une comédie débridée! Les lamentations, les égarements, les manies patibulaires du voisin sont toujours plus cocasses que nos petits et grands malheurs! De qui ne rit-on si ce n'est des autres, en oubliant que l'autre n'est après tout que nous-même!

Le rire de Démocrite est tragique à sa manière: quoi de plus renversant que de concevoir un univers du hasard, fruit de tourbillons colossaux et imprévisibles, immaîtrisables, dont nos vaines passions sont de microscopiques duplications? Les larmes de Héraclite sont tragiques, c'est évident, chez un homme qui déplore à chaque sentence la démesure, l'ignorance, l'arrogance sans limites de la bêtise commune. Mais en un sens, et contre toute attente, c'est peut-être Démocrite qui est le plus tragique des deux : lui, l'homme des tourbillons, des vortex, des atomes et du vide n'a jamais vraiment rassemblé l'univers dans une vision d'unité harmonique comme le faisait Héraclite. Démocrite pense qu'on peut résoudre certains problèmes physiques par les sciences - ce qui lui valut une réputation contestable de déterministe - mais jamais il n'affirme nulle part l'intelligibilité du Tout ni la finalité unitive d'un Logos. Est-ce par hasard que Diogène Laërce classe Démocrite au nombre des sceptiques?

Il ya de quoi rire. Il ya de quoi pleurer. Et je ne vois pas en quoi cela aurait changé depuis nos grands initiateurs. La condition humaine est toujours la même, sanglante, gloutonnière, affreusement peureuse et tueuse par peur, et parfois sublime comme un arbre sous la neige. Rien n'y change rien. Le TgV nous propulse dans l'espace, mais ne guérit pas l'esprit.

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