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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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5 janvier 2010

APEIRON et PRAGMATA : l'illimité et les choses

A l'aube de la pensée occidentale résonne la phrase d'ANAXIMANDRE : "'Ce dont naîssent toutes choses est aussi ce vers quoi procède la corruption selon le nécessaire : toutes choses se paient les unes aux autres la peine et la réparation de leur injustice suivant l'ordre du temps". Enonciation énigmatique s'il en est, et d'une originalité absolue. Ce dont procèdent toutes choses (ta panta) c'est l'Apeiron, l 'Illimité, ou l'Infini. Mais illimité est plus juste, en ce que le grec dit bien "a-peiron", le non-limité, ce qui s'oppose à "peras", la limite. Ce terme d'Apeiron n'est pas un concept au sens strict puisqu'il ne désigne rien d'assignable, rien de définissable, rien qui puisse s'opposer à quelque autre réalité. L'Apeiron c'est le Tout qui englobe tout, toutes les choses particulières et finies (ta panta : toutes choses).  Fondement inconditionné, inengendré et impérissable. Les choses naissent, se développent et meurent, toutes les choses, mais l'apeiron ne naît ni ne meurt, non qu'il soit séparé et transcendant (erreur des métaphysiques de type dualiste) , mais en ce qu'il contient toutes choses, est présent en toutes choses, fonde et fait disparaître toutes choses dans un éternel et inconcevable recommencement. Il est source absolue, fleuve portant, océan immense, englobant, nullement saisissable en aucun des éléments qui pourtant le constituent mais n'en épuisent pas la nature. Ne nous précipitons pas vers quelque théodicée : les dieux eux-mêmes sont soumis au destin, les dieux eux-mêmes sont apparus en un temps incertain, et s'ils ne meurent pas, ils ne sauraient pour autant s'égaler à ce qui les dépasse et les contient. Hommes et dieux, deux espèces parallèles, inégales certes, mais nées de la même mère (Pindare). En somme, l'eau primitive isolée par Thalès dans ses premières spéculations sur la Physis, et la terre, et le ciel, et l'éther, et les planètes, et le soleil, et les plantes et les animaux et les hommes et les dieux : toutes choses particulières, finies, toutes régies par l'insondable et éternel Apeiron!

Ce qui est remarquable, ici, c'est qu'Anaximandre dépasse d'un vol, haut vol, toutes les spéculations sur les éléments (eau, terre, feu, air ou éther), toutes les mythologies qui narraient les origines de l'univers et des dieux ( Hésiode) pour dégager cette intuition extraordinaire du fond absolu, indéfinissable, irréductible à rien d'étranger à soi, complet, total et autosuffisant. C'est ainsi que les Grecs se rendent d'emblée à l'évidence du Tout, sans se perdre dans le détail des "choses", leur laborieuse nomenclature, leurs rapports incertains et aléatoires. Le regard s'élève d'un coup vers l'Immense, qui comprend autant les choses d'en bas ( Tatare, Hadès) que les choses médianes (Terre, Océan, vent et marées) et les choses d'en haut (Olympe, Soleil et astres innombrables). Le Tout c'est l'Illimité, et dès lors n'est-il pas évident que les univers soient eux aussi innombrables dans l'immensité?

Mais l'essentiel, et le plus difficile pour nous, est de bien saisir que cette vision de l'Apeiron ne saurait s'accoquiner d'aucune confusion avec les religions transcendantes. Aucune séparation entre l'Apeiron et les choses. Les choses en naissent, selon notre citation, et y retournent. Mais c'es là piège du langage. Elles ne cessent jamais d'en émaner, ni d'y retourner "selon l'ordre du temps". Mais tous ces mouvements sont contemporains, jamais distincts si ce n'est sous l'angle du temps, mais que signifie le temps dans une vision de l'éternité? Elles naissent et meurent éternellement, même si pour un regard particulier elles naissent à tel moment du temps (la fleur au printemps) et qu'elles meurent à tel autre (la fleur en automne). C'est là une donnée empirique. Elle n'est pas fausse, sous l'angle précis d'une observation temporelle, comme chose parmi les choses, ou chose pour une autre chose. Mais dans le mouvement éternel des choses comment distinguer un point de départ d'un point d'arrivée? Les choses sont à la fois soumises au mouvement temporel, en tant que choses mortelles et finies, et strictement  intemporelles comme manifestations de l'Apeiron. On peut dire : dans le Tout infini des choses finies, qui se rendent mutuellemnt "peine et réparation", c'est à dire qui luttent entre elles pour "expier" à la fin l'"injustice " de leur existence et de leur combat. Mais on peut dire aussi : le Tout n'est en rien séparable des choses, les choses dans leur mouvement incessant ne sont pas séparées ni distinctes de l'Apeiron qui est à la fois les choses, leur fondement, leur somme, et leur mouvement.

L'Apeiron c'est les choses, sans être les choses

Les choses sont l'Apeiron sans être l'Apeiron.

On le voit : ce n'est pas un concept. C'est une intuition, c'est à dire un "voir" (Intueri : voir en latin, d'où intellectus, vision de l'esprit).

D'où le paradoxe entre la vision métaphysique et la démarche éthique. La métaphysique c'est la saisie intuitive du Tout. "Je parlerai du Tout" disait Démocrite. Epicure pense le Tout comme l'infini des atomes et l'infini du vide. Spinoza dira que la Substance c'est le Tout. Le Tout ne s'oppose à rien, car il ne serait plus le Tout. Donc il contient tout, il est tout, sans origine et sans fin. Cela l'esprit peut le penser, encore qu'il y faille un effort spéculatif qui n'est pas ordinaire. C'est la jouissance propre de la contemplation, qui peut nous élever au delà de bien des misères. Mais dans l'existence concrète, dans la démarche éthique, une stricte démarcation s'impose : l'Apeiron est inaccessible, inconnaissable, sans profit pour quiconque, grâce et gratitude divines, sans aucun rapport avec notre désir. De cela nous sommes à jamais dépossédés, et ce serait délire (mania) que de s'en réclamer à titre privé pour une action quelconque dans le monde. Ce serait office de gourou, et officine du tyran. L'éthique tombe sous le couperet de la PERAS, limite impérative, règle d'or et de plomb, nécessité vitale, ordre et désordre politique : les choses, ta panta, ou pour parler pyrrhonien : ta pragmata, les affaires, les processus, les phénomènes, "ce qui nous apparaît" et dont la nature intrinsèque nous est à jamais inaccessible.

Nous nous débattons dans la sphère des pragmata. Affaire, souci, nécessité vitale, désir et obstacle, volonté et passion, projet et déjet. De cela nous ne sortons pas. Les dieux eux-mêmes, ces sublimes et terrifianters forces de la nature que nous avons personnalisées et idôlatrées, ne nous serons de nul secours. L'éthique vraie, la sincère, la toute innocente et toute gracieuse commence dans ce non-savoir qui s'assume sous la clarté du ciel.

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Commentaires
G
je renvoie à votre article à propos de ma critique de Tombé hors du temps de david Grossman<br /> <br /> http://les4saisons.over-blog.com/2013/12/tombé-hors-du-temps-david-grossman.html
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Y
bravo et bravo et encore bravo<br /> Plein de mots pour dire ce qui ne peut être dit !<br /> magnifique et quantique.<br /> on a l'impression d'être au bord du précipice qui peut par la chute vous élever...
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